From Hell emprunte son titre à une lettre reconnue comme authentique de Jack l'Eventreur et adressée à la police à l'époque de ses « frasques ».
Enième variation sur « Notre père à tous », dirait volontiers Hannibal Lecter entre deux bouchées de viande et la larme à l'oeil ! Enième, peut-être, mais prodige scénaristique d'
Alan Moore, graphiquement retranscrit avec une ténébreuse maîtrise par
Eddie Campbell.
Ici, c'est la piste d'un prince héritier du royaume qui est choisie, lequel se serait entiché d'une fille de rien, Annie Crook. On règle donc le problème en haut lieu, avec célérité et discrétion. L'histoire pourrait s'arrêter là, mais certaines amies péripatéticiennes d'Annie, prises à la gorge – elles n'ont encore rien vu ! – par des racketteurs malfaisants du quartier de Whitechapel, riche en engeance de cette espèce, entendent profiter de ce terrible secret au sang bleu pour obtenir des espèces sonnantes et trébuchantes. On confie donc la corvée de « nettoyage » au médecin royal, sir William Gull, un mystique qui va se découvrir un talent de tueur en série.
Passé cette accroche – qui, je l'espère, n'éventre pas trop l'intrigue ! –,
From Hell est de ces albums – ou séries dans ce cas – du Neuvième Art qu'on peut exhiber comme un trophée, en criant à tue-tête et non sans fierté : « Je l'ai lu ! »
En noir et blanc – il ne pouvait en être autrement –, avec des planches qui épousent parfaitement les aspérités de l'histoire – je pense aux scènes particulièrement violentes de meurtres –, cette bande dessinée est une plongée dans les bas-fonds, tous les bas-fonds : ceux de Londres comme ceux de l'âme. Sans oublier le thème de la folie, développé notamment à travers la schizophrénie sanglante de Gull, dont l'exposé métaphysique lors d'une promenade en calèche dans la ville est un morceau de bravoure.
Qu'on adhère ou pas à la thèse d'un complot visant à mettre la poussière princière sous le tapis, peu importe, car l'identité du tueur apparaît rapidement comme secondaire. Ce que n'ont, hélas, pas compris les frères Hugues, quoique tout ne soit pas à jeter dans leur film.
From Hell dépeint sans fard la fin du règne de Victoria, loin des dorures de l'empire. En empruntant cette piste, les auteurs exposent ainsi une Angleterre bien peu reluisante. C'est un miroir à deux faces : d'un côté le monde de la gentry et de l'autre les égouts d'une société dont les élites méprisantes n'ont jamais été approchées par le baiser de la Veuve – petit nom donné à la guillotine pendant la Révolution !
Enfin, Moore et Campbell, et c'est tout à leur honneur, dédient leur oeuvre aux victimes de l'Eventreur. Ces filles, nées en bas plutôt qu'en haut, sous un règne où l'injustice sociale prenait tout son sens, méritent qu'on se souvienne de leur supplice. Car délirant ou conscient de ses actes, Jack l'Eventreur les a bel et bien massacrées. Il n'était pas un personnage de fiction à la fascination duquel on peut s'abandonner avec une délectation malsaine, quel que soit l'intérêt qu'il peut légitimement susciter.