C'est donc un sujet d'opéra que définitivement voulut choisir Fragonard. Il le médita longuement, comme le prouvent l'esquisse du Musée d'Angers et celle de la collection Walferdin. Il le traita dans un goût théâtral ; le héros de la Composition présente, selon l'expression de M. Renan dans sa description du Laocoon, l'aspect « d'un ténor chantant son canticum ». Quoi qu'il en soit, le succès fut complet. L'Académie crut s' « honorer » en accueillant Fragonard.
D'autres commandes analogues vinrent à Fragonard. C'est ainsi que, pour le marquis de Véri, il composa le Verrou, si connu par la gravure de Blot, sujet encore scabreux, mais fort artificieusement dépouillé de tout ce qui pourrait rendre une semblable scène pénible et répugnante.
Au fond, une telle page est très philosophique. Elle symbolise à merveille la lutte du désir qui triomphe et de la pudeur qui succombe. L'homme, sans violence, est impétueux et ardent ; la femme fait songer à ces villes qui capitulent pendant l'assaut, et qui sont à moitié prises, à moitié rendues. Cette créature charmante, embellie par les soins et les cultures d'une cosmétique raffinée, semble dire à la fois, comme la Zerline de Mozart : « Je consens et je refuse »; Vorrei e non vorrei.
Le miniaturiste et le graveur à l'eau-forte, en Fragonard, ne sont pas inférieurs au peintre. Dans l'illustration des livres, on sait quelle place élevée lui appartient. Son oeuvre la meilleure, en cet ordre, est sa triple série pour les Contes de La Fontaine. Est-ce à dire qu'il ait absolument transcrit l'impression du texte, transposé avec une justesse complète, d'un art dans l'autre, le ton même et le style de l'original? Non sans doute.
Une des caractéristiques de Fragonard, comme de la plupart des artistes supérieurs, est la faculté de se renouveler sans cesse. Un perpétuel éveil d'esprit le rendait capable de se transformer, de s'attacher à l'imitation de modèles toujours variés, de suivre en ses détours, en ses méandres, la mobile et changeante Nature. Son talent, façonné par de longs travaux préliminaires, continuellement cultivé par l'observation attentive et perspicace des êtres et des choses, était d'une infinie souplesse, et se pliait, avec un bonheur égal, aux applications les plus diverses.
Tout prédisposait Fragonard à être un décorateur de premier ordre. Il avait la mémoire meublée, l'imagination fertile. Son excessive culture n'amenait pour lui, dans l'exécution, aucune hésitation fâcheuse, aucun embarras propre à le paralyser. Sa verve et sa fougue défiaient toute comparaison. Il avait, en peignant, une prestesse étonnante, une vélocité extraordinaire dans le maniement du pinceau. Il s'était, d'après Tiepolo, rompu aux exigences de ce style, où devait se manifester, avec infiniment de fraîcheur et d'éclat, son aptitude à prodiguer la lumière, à verser sur tous les objets une gaieté vivace et rayonnante.