C'est un roman lent et sinueux, pourtant ponctué de brutales sorties de route, à l'image de cette province norvégienne où il prend pied, dont l'immobilité des paysages figés par le froid camoufle de glissants virages meurtriers ou s'éveille soudain sous une avalanche cataclysmique.
C'est là que vit Roy Opgard, dans la ferme familiale qui surplombe le village d'Os, en vue du virage des Chèvres dont la courbe fut, quelques années auparavant, fatale à ses parents. La Cadillac DeVille dans laquelle ils trouvèrent la mort git toujours au fond du gouffre qui la borde.
Roy avait alors dix-huit ans, son frère Carl dix-sept. Il gère à présent la station-service du village, rêvant de posséder la sienne. Quant à Carl, après quinze ans d'absence pendant lesquels il a étudié aux Etats-Unis puis travaillé au Canada, il revient auréolé de ses succès, avec à son bras une jeune et belle épouse originaire de la Barbade, et en tête un projet pharaonique, celui de construire un hôtel avec spa dans la bourgade, apportant ainsi l'espoir d'un renouveau économique à la petite communauté d'Os, dont la survie à long terme est menacée par son isolement et la désertion de ses citoyens les plus talentueux.
C'est un peu le retour de la star du village : beau gosse charmeur et jovial, Carl était la coqueluche de toutes les filles, et la bête noire de leurs petits amis, ce qui a valu à Roy, qui a toujours protégé envers et contre tout son petit frère, une réputation de boxeur redoutable.
L'aîné des Opgard, qui préfère la compagnie des oiseaux à celle de ses congénères, est un homme plutôt bourru, qui en impose par son sang-froid, ses proches appréciant en revanche sa fiabilité et son humour percutant.
Il est par ailleurs le narrateur du récit, auquel il confère une dimension trouble.
Et c'est d'emblée que le lecteur comprend que quelque chose cloche, des sous-entendus récurrents laissant soupçonner quelque secrète abomination tapie dans l'histoire familiale des frères Opgard, à l'origine de l'insondable honte et de la culpabilité qui hantent Roy. le représentant de l'ordre -ici, ça s'appelle un lensmann- Kurt Olsen subodore lui aussi qu'ils sont liés à des événements pas très nets, ce qui l'incite à fureter avec insistance du côté de la ferme.
Les apparences presque caricaturales dont Jo Nesbø affuble au départ certains de ses personnages sont peu à peu démenties par la révélation de leur ambivalence et de leur face obscure. Entre secrets de famille sordides, rancunes et désirs de vengeance, l'intrigue se déroule dans une sorte de langueur délétère, d'ambiance pesante où s'installe une ambiguïté morale dérangeante.
Le lecteur est à la fois englué dans une sombre torpeur, et glacé par la survenance régulière d'une violence perpétrée à répétition et en toute impunité. Ce n'est pas toujours très bien dosé -il y a notamment un peu trop de véhicules qui tombent dans le précipice du virage des Chèvres-, au risque d'amoindrir la crédibilité de l'intrigue. le roman vaut surtout pour l'atmosphère poisseuse que crée le long monologue de Roy, et pour la précision avec laquelle l'auteur décortique les mécanismes des relations toxiques mais indestructibles qu'entretiennent ses héros.
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