Combien de livres arrivent à ce point à marquer votre esprit, à toucher votre âme, à s'approcher ainsi de votre intellect et de vos émotions au point de littéralement faire vibrer chaque fibre de votre être ? Même pour un très gros lecteur comme moi, ils sont une petite poignée. Avec Nos coeurs disparus,
Celeste Ng tutoie les étoiles, et se glisse entre mes doigts serrés pour faire partie de cette petite liste palpitante, gardée précieusement près du coeur.
Chaque mot et chaque idée m'auront autant parlé que subjugué, autant touché que secoué. Dès les prémisses, dès l'idée maîtresse stimulante au possible.
Un roman profondément engagé, mais écrit avec subtilité et une émotion à fleur de peau. Sublimé par des personnages vrais, beaux, inoubliables.
Les USA, dans quelques années, période non datée, mais proche. Plus tout à fait notre monde, mais pas si différent. Comme un prolongement de ce qui se déroule aujourd'hui.
Le PACT est en place, acronyme de « Preserving American Culture and Traditions Act » qui se traduit par « Loi sur la Sauvegarde de la Culture et des Traditions Américaines ». Une loi isolationniste directement inspirée des idées de Trump, basées sur un mouvement des années 40 qui s'opposait fermement à l'entrée de l'Amérique dans la Seconde Guerre mondiale.
Une crise, aussi grave que la grande dépression de 29, a plongé le pays dans le chaos, et une grande partie de la population dans la misère. Plutôt que de chercher les vraies raisons et responsables, le PACT referme les frontières. Avec les autres pays, mais aussi à l'intérieur.
Relancer l'économie en soutenant les entreprises locales a clairement du sens. Mais derrière ce texte se déploie insidieusement tout un pan liberticide, plongeant les USA dans un système totalitariste.
Le monde pensé par l'autrice n'est pas 1984, loin de là. C'est un monde résigné à accepter des règles, autant par peur que par renoncement. En laissant remonter le pire du passé de ce pays si peu uni.
Le responsable a été désigné du doigt, le « seul » : La Chine. Et par extension, l'autre. Une loi d'exclusion, qui rapidement vise à gommer les différences, ou plutôt à remettre la race blanche en son centre.
Autant dire que les américains d'origine asiatique sont la cible privilégiée, qu'ils soient sur le sol depuis des générations ou non, qu'ils soient issus de couples métis ou pas. le racisme « anti asiate » devient le quotidien, d'abord sournoisement puis beaucoup plus librement.
Celeste Ng a clairement puisé dans son histoire personnelle, elle dont les parents sont originaires de Hong Kong et ont débarqué sur le continent américain dans les années 60. Parce que ce qui se déroule dans ce futur proche n'a rien de neuf.
Remember McCarthy et sa chasse aux sorcières dans les années 50, le sort réservé aux amérindiens et à leur progéniture, ou encore au peuple noir au moment de l'esclavage. L'Histoire du pays, et du monde, regorge d'exemples.
L'autrice a commencé à écrire ce roman en 2016, comme un livre classique, mais la vague Trump et les effets du Covid sont passés par là et ont irrémédiablement modifié son orientation, jusqu'à son ADN.
A nos coeurs disparus est un livre politique à sa manière, un livre engagé. Mais c'est aussi une formidable histoire de personnages. Sombre et lumineuse à la fois, terrible et belle à en pleurer, déchirante et tellement enrichissante. Tellement forte.
Un récit qui tourne autour de « Bird », 12 ans, pas tout à fait un adolescent, encore en partie un gamin. C'était le surnom donné par sa mère à sa naissance, utilisé comme prénom durant ses premières années, avant que les effets du PACT en interdisent même l'utilisation. Aucune place pour l'imaginaire avec cette loi, tout est objet de propagande, même le plus simple exercice de math.
Sa mère d'origine chinoise, mais bien américaine, a fui le foyer familial il y a quelques années. Bird en garde une rancoeur sur laquelle il n'arrive pas à mettre des mots. Son père, blanc, attentionné, fait aussi tout pour que cette mère s'efface de sa mémoire.
Dans une société où tout le monde vit la tête baissée, des événements étranges se produisent, pas vraiment des manifestations contre le pouvoir (elles ont toutes été réprimées), on dirait presque des happenings qui semblent comme liés à cette mère qui était aussi poétesse.
Le début du roman présente, avec une naïveté touchante, l'éveil du jeune garçon, qui décide de retrouver cette maman perdue. Ce coeur disparu.
Ces pensées sont un danger, là où les autorités peuvent du jour au lendemain placer les enfants de ceux qui sont accusés de ne pas entrer dans le moule. le père fait profil bas, lui l'ancien linguiste reconnu qui désormais range des livres dans les travées clairsemées de la bibliothèque de Harvard, entouré des quelques livres encore autorisés.
Aucun mot, aucune chronique, n'arrivera à faire ressentir l'immensité de ce qui transpire des pages du livre de
Celeste Ng. Parce que son approche se veut de faire vibrer les émotions, en touchant le Vrai.
A nos coeurs disparus, magnifique titre qui va révéler au fur et à mesure toute sa beauté, regorge de bouleversements, émotionnels, narratifs et scénaristiques. Des idées formidables à la pelle, jusqu'à un final en forme d'apothéose. Sans jamais surjouer, toujours avec une grande finesse.
A l'instar de ses deux premiers romans, cette histoire tourne autour de la différence, de la notion de perte. Mais cette fiction se veut autant raconter des personnages que d'éveiller les consciences. Sur le sort des sino-américains, mais aussi bien plus largement.
Un récit sur la transmission, sur l'héritage légué à sa descendance. Une histoire qui entre dans l'intime. Car c'est avant tout celle d'une famille.
Cette mère absente, si présente, Margaret. Comme un clin d'oeil à l'autrice Atwood, l'analogie avec La servante écarlate fait sens, même si le livre est très différent, son thème étant plus impalpable mais non moins pesant.
Ce roman évoque le futur, mais pour nous faire regarder notre présent bien en face, dans les yeux. En appuyant sur la responsabilité individuelle face au rouleau compresseur qui utilise la peur de la différence et la transforme en haine instrumentalisée.
Dans cette parabole 2.0, l'horreur est là, mais l'espoir aussi. Celui de pouvoir changer le monde par les actes. Mais aussi les mots, l'art, la littérature, la poésie. Un très intéressant regard porté sur la protestation non violente et l'art guérilla.
Parce que construire un autre monde est possible, l'écrivaine croit en la capacité de résilience, qui passe par l'individu.
Le livre peut sembler plombant, il l'est clairement par moment, mais aussi éclairant. Parsemé de douceur, à l'image de l'écriture sublime, éblouissante page après page. Une plume en sensibilité et en nuances, tout en sachant désigner les maux par leurs noms. Magnifiquement traduit par
Julie Sibony.
Celeste Ng s'approprie les questions identitaires en élargissant le propos vers un futur qui se dessine. Une sensibilité de tous les instants, par la grâce d'un roman à l'idée formidable, traitée avec un don qui touche au sublime.
Tête et coeur, réfléchir et ressentir. Cela fait de Nos coeurs disparus un roman unique, de ceux qui marquent éternellement.
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