Ainsi parlait Zarathoustra est un livre controversé en philosophie en raison de son manque d'accessibilité. A la différence des autres philosophes et même de ses autres ouvrages,
Nietzsche au travers de Zarathoustra ne veut pas nous convaincre par ses raisonnements mais parler à notre ressenti, d'où son excès de poésie.
Zarathoustra est présenté comme un prophète, et tout prophète porte avec lui des enseignements nouveaux. Il conte le surhumain, l'homme qui s'élève parmi les autres hommes. Qui est le surhumain ? L'homme qui se connaît lui-même et, de là, qui a pu établir ses propres règles, ses propres vertus, sans qu'elles nient ce monde, la Terre, au profit d'un quelqu'autre monde qui serait une chimère. Ce surhumain doit d'abord prendre conscience de toutes ces illusions qu'on lui a fait tenir pour vrai, en particulier le bien et le mal ainsi que les indications qui en découlent : "tu dois", "tu ne dois pas". Cet homme se fait donc d'abord lion : il chasse les chimères, ces règles qui le précédent, qui sont le dragon, afin d'imposer ses propres règles.
Cependant, si l'on applique à Zarathoustra lui-même ses préceptes, on se rend compte de certaines incohérences. le surhumain se connaît lui-même, connaît ses désirs et en fait ses règles. On remarque au travers de Zarathoustra, la grande solitude dans laquelle se plonge celui qui prend conscience du caractère arbitraire des règles préétablies. Les autres hommes vivent conformément à ces règles et ne les remettent pas en cause. Ce décalage plonge donc dans une grande solitude Zarathoustra, et lui fait éprouver pour les hommes des sentiments ambivalents : un amour teinté de pitié pour ceux qui ne se sont pas encore faits lions mais également de l'envie pour ces mêmes hommes qui jouissent d'une tranquillité, voire d'un bonheur, qu'il ne peut pas - plus - connaître.
Ce rapport ambigüe que Zarathoustra entretient avec les hommes marque sa chute. Zarathoustra critique ces hommes, ignares mais heureux, et qui, en plus, prônent un détachement des plus grands plaisirs par lâcheté et jalousie des courageux (par exemple la critique chrétienne de la volupté, qui selon
Nietzsche serait due au fait que les chrétiens sont trop peureux pour rechercher la volupté, mais jaloux des courageux qui y accèdent ; alors, même à ces courageux, on leur retire volupté en apposant sur celle-ci un sceau d'immoralité).
Or, Zarathoustra ne sombre-t-il lui-même pas dans les travers de ses ennemis ? de toute évidence, Zarathoustra est un prédicateur de la solitude, il demande que l'on s'éloigne des autres afin de se rapprocher de soi. Ce recentrement pourtant devrait être source de gaîté, devrait être bercé de rires et de danses ; à l'inverse de ce que commande les ascétiques. Et pourtant, Zarathoustra est dépeint comme un homme éminemment triste en raison de son détachement des hommes. Zarathoustra ne parvient pas à devenir un surhumain, tout le rapporte aux hommes qu'il le veuille ou non, et dans son avancée, ou dans son ascension, il ne peut s'empêcher de reculer, rechuter, vers ces hommes qu'il aime et méprise.
Prédiquer de vivre comme Zarathoustra, n'est-ce donc pas prédiquer une nouvelle forme d'ascétisme ? Retenons que le surhumain est conté par un prophète, comme les enseignements du Christ l'ont été, alors qu'ils sont la première cible de
Nietzsche dans cet ouvrage. le surhumain, qui plus est n'a pas plus de réalité que les chimères du passé : y a-t-il seulement un surhumain pour appuyer les dires de Zarathoustra ? Un fait, une preuve ? "Soyez fidèles à la Terre", scandait Zarathoustra, mais à cela nous pouvons lui demander : "et toi Zarathoustra : lui es-tu fidèle ?"
Le surhumain peut-il seulement exister, ou n'est-il qu'une autre chimère qui exige de nouveaux sacrifices dont l'isolement ?
Loin de trouver des réponses dans cet essai, j'y ai puisé de nouveaux questionnements. Et c'est sûrement la raison pour laquelle il m'a tant fascinée. Au lieu de nous présenter par des arguments clairs ce qu'il considère comme étant vrai,
Nietzsche nous livre dans cet ouvrage ses doutes et ses incertitudes ; une philosophie si frappante, à laquelle il a consacré sa vie, et pourtant dans laquelle il est le premier à perdre pied.