Petit ouvrage, très grand livre, que dans ma faiblesse il m'a fallu apprendre à apprécier ! Mais un respect progressif a façonné l'amour qu'il me manquait.
Évidemment, certaines choses sont aujourd'hui déplorables, d'autant plus après la leçon des totalitarismes et des deux guerres mondiales. Il y a là un appel à la violence et un extrémisme caricaturaux, qui puent l'époque (mais aussi la jeunesse de l'auteur, propre à donner à la réalité du monolithisme) dans ce qu'elle a de pire. On regrettera cette hargne puérile qui par son déploiement même montre bien qu'il n'a jamais eu à en pâtir.
Lorsque l'ardeur juvénile se conjugue à un temps qui encense l'action, la révolution pour la révolution, la violence pour la violence (des communistes français aux fascistes roumains des années 30, sur ce point même combat) – un temps d'impatience et d'irréflexion, on en vient aux mêmes imprécations stéréotypées et toujours ridicules, malheureuses car on en sait le dénouement, et qui cherchant à relever l'Homme ou les hommes ne trouvent comme manière de s'effectuer que le rabaissement d'un « Brunschvicg », d'un « Bergson », d'un « Dreyfus », eux qui pour grand malheur n'ont souvent eu le bonheur de crier « [Vive la mort,] à bas l'intelligence ! »
De même, il y a dans toute la philosophie primesautière de Nizan l'échec d'en avoir une vraiment, c'est-à-dire d'aller en profondeur sur les causes qui font notre souffrance et notre aliénation – je dirais même d'ignorer totalement les « considération métaphysiques » –, de s'arrêter plutôt sur la superficialité d'un début de siècle français où la seule alternative publique, connue, crue – car cette révolution-ci a réussi – est ce communisme que Moscou régit ; avec bien sûr toute sa « lutte des classes » et tout son réductionnisme de bon aloi.
Il est toujours facile d'attribuer au Bourgeois le malheur que l'on sent en nous, d'hypostasier notre mécontentement, du koulak au notable en passant par le juif. Mais – est-ce juste ?
Or, c'est justement cela, toujours, qu'il s'agit de savoir. Et comment Nizan pourrait-il le savoir, lui qui sacrifie sur l'autel du crime, en vue d'un bien rêvé, tout ce qui ne lui agrée, y compris toute abstraction intellectuelle ? On rit, et on pleure, et on rit, lorsqu'on le lit condamnant la Recherche au détour d'une phrase, et notre sourire s'accompagne d'une interrogation : doit-on vraiment sourire ?...
Des individus plus grands que
Paul Nizan n'ont pas fondé leur pensée sur un ressentiment ; n'ont pas sublimé ce ressentiment par des mots éclatants ; n'ont pas confondu le vice et la rancoeur avec la générosité du coeur.
– Mais ici il ne s'agit pas d'eux !
Si nous acceptons tous ces défauts, et à vrai dire la progression même de la lecture – par rapport au caractère rétrospectif d'une critique volontairement négative – tend à les racheter aux yeux du lecteur, attendu qu'ils sont perdus dans la masse des innombrables qualités, le reste n'est que bonheur : ainsi, sa verve, originale, fulgurante, et la beauté du style ; le génie de ses pensées particulières, toujours pertinentes, touchant juste aujourd'hui encore, toujours aussi incisives (
Thomas Bernhard paraît mignon en comparaison) – philosophie brillante, vraiment, philosophie sublime.
Certes, on ne pardonne pas un monstre sur la base de ses envolées philosophiques. Mais, ici, il n'y a pas de monstre.
Il y a un jeune homme de quoi ? 25, 26 ans ? qui mourra au combat neuf ans plus tard, le 23 mai 1940, en n'ayant peut-être jamais connu le nom de Sigmaringen. Il y a une époque (et un anticolonialisme d'autant plus bienvenu qu'encore rare). Il y a de l'espoir – et donc des oeillères. On en voudra à l'ignorance et à la bassesse de gâter quelque peu un livre autrement génial, mais le péché ici n'est encore que véniel. Bien qu'on puisse déjà, de façon justifiée, ne pas lui pardonner cela.
Toujours est-il que je considère pour ma part que ce livre vaut encore la peine d'être lu. Il peut être pénible parfois, et à vrai dire je n'en aime pas tant le début, ni l'incipit, mais quelle force – quel talent d'écriture !
PS :
Par association d'idées, et après avoir songé à la lettre de
Victor Hugo adressée au capitaine Butler à propos du sac du Palais d'été en 1861, je pense à présent à la lettre ouverte que les surréalistes ont adressée à
Paul Claudel en 1925, qui peut bien être une bonne introduction à la leçon et au ton de Nizan lui-même :
« Monsieur,
Notre activité n'a de pédérastique que la confusion qu'elle introduit dans l'esprit de ceux qui n'y participent pas.
Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu'en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l'état de choses le moins inacceptable pour l'esprit.
Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l'idée de Beauté s'est rassise. Il ne reste debout qu'une idée morale, à savoir par exemple qu'on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.
Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, peut nuire à la sûreté de l'État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d'une nation de porcs et de chiens.
C'est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l'esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. le salut pour nous n'est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l'oeuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.
Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu'elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l'admiration et le respect de vos concitoyens. Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille. »
(On m'excusera peut-être cette critique qui n'en est pas une.)