Coincés entre la vie terrestre et la vie céleste. Comme bloqués entre deux mondes. Ils le font penser à eux, oui. Des âmes entre deux mondes.
Tu ne peux pas mettre ensemble près de dix mille hommes, venant des pays les plus dangereux de la Terre, quasiment enfermés, tributaires de la générosité des Calaisiens et des humanitaires, sans autre espoir qu'une traversée illégale, et croire que tout va bien se passer. Des morts, il y en a toutes les semaines.
Nous sommes tellement de personnes différentes dans une même vie.
Père, assassin, ami.
- Vous croyez aux fantomes, Passaro ?
- Je ne me suis jamais posé la question. Vous parlez des esprits qui hantent les maisons ?
- Exact. Coincés entre la vie terrestre et la vie céleste. Comme bloqués entre deux mondes. Ils me font penser à eux, oui. Des âmes, entre deux mondes.
Je crois qu'on est d'accord pour dire que tous ces types dans la Jungle fuient la guerre ou la famine. On n'est pas sur une simple migration économique mais sur un exil forcé. Ce serait un peu inhumain de leur coller une procédure d'infraction à la législation sur les étrangers et de les renvoyer chez eux. On passerait pour quoi ? Mais d'un autre côté, c'est plutôt évident que personne ne veut se soucier de leur accueil puisqu'on les laisse dans une décharge à la limite de la ville. Alors on leur a créé le statut de "réfugiés potentiels".
De guerre lasse, il se coucha dans sa tente et fut incapable de trouver le sommeil avant longtemps. Il les comprenait, ces regards qui lui disaient de ne plus attendre, de ne plus espérer, de se raisonner avant de devenir fou, d'accepter pour ne plus se battre. Il les comprenait et les voyait défiler, derrière ses paupières closes. Son ventre en pierre, ses intestins en cordes nouées, comme si une main serrait ses entrailles jusqu'à ce que des larmes de douleur montent à ses yeux. Il avait peur pour elles depuis trois semaines qu'il les avait quittées et que Maya avait dessiné un coeur sur la vitre de taxi. Trois semaines de trouille, constante, aigüe, aucun corps ne peut supporter ce traitement.
Des gamins, des jeunes, des adultes. Uniquement des hommes. De la pauvreté. De la misère. De la dignité pourtant. Pas de tristesse.
Venant des pays les plus éloignés et les plus violents, ils échouaient ici, comme l'écume des conflits de l'Afrique et du Moyen-Orient.
Tu sais que je n'ai besoin de personne et que je n'ai jamais demandé à Manon de revenir à Calais, ajouta la vieille dame. Je ne crois pas aux deuils partagés. C'est un coup à ne jamais sortir la tête de l'eau, ou alors à s'entraîner à tour de rôle vers le fond.
« Elle s’appelait Nosiba. Elle me parlait de l’Europe comme d’un monde magique. Son aîné m’a même appris qu’en France, un avion décollait de Paris pour diffuser du parfum dans toutes les villes. Qu’en Italie, il y avait un endroit où les habitants vivaient sous l’eau. Qu’en Amérique les gens mouraient de trop manger. » Chap 44 p.366
Le poids des tristesses ne se compare pas.