- […] Votre père était un homme abominable
- Oui. Mais pas ma mère. Et je l’ai tuée aussi.
- Quoi ?
- Dans son intérêt. Elle n’aurait pas supporté de voir son mari et surtout son parquet dans cet état.
Je retournais dans ma chambre. Mieux qu’une solution de repli, celle-ci était le lieu de tous les possibles. Elle donnait sur le tournant du boulevard : j’entendais les trams négocier leur virage dans un crissement qui me séduisait. Couchée sur le lit, j’imaginais que j’étais un tramway, moins pour me nommer désir que pour ignorer ma destination. J’aimais ne pas savoir où j’allais.
- Vous avez réponse à tout, dis-je en riant.
- C'est mal ?
- Cela montre vos limites. Un raisonnement infalsifiable devient autovalidant. Clos sur lui-même, ce qui est le définition de l'idiotie.
- Je suis un idiot ?
- Au sens de Dostoïevski, oui.
- Je veux bien.
- Parfait vous allez lire "L'idiot"
- Quoi ? Kafka, c'est déjà fini ?
- La preuve que non : nous commençons Dostoïevski.
Couchée sur le lit, j'imaginais que j'étais un tramway, moins pour me nommer désir que pour ignorer ma destination. J'aimais ne pas savoir où j'allais.
Une fois pour toutes, Pie, la littérature n'est pas l'art de mettre les gens d'accord. Quand j'entends des lecteurs dire "J'adhère à Madame Bovary", je soupire de désespoir.
Aimer un roman ne signifie pas nécessairement qu'on aime les personnages.
Si je ne lui avais pas fourni l'arme du crime, je lui en avais apporté l'amarture littéraire. Tout grand texte contient une expiation et des meurtres.
J'ai beaucoup de mal à avoir envie de vivre.
Ce que je hais chez mon père, ce n'est pas sa paternité, c'est le sort qu'il me propose : à partir du vingtième siècle, l'héritage que nous laisse la génération précédente, c'est la mort. Même pas la mort instantanée : il s'agit de traîner une longue angoisse de cancrelat blessé avant d'être écrasé.
Le vingtième siècle marque le commencement du suicide planétaire.