Un matin de février 2013, dans un ranch texan, un double meurtre est commis. le meurtrier et ses victimes ne se connaissaient même pas le matin du meurtre. du moins, ils s'étaient jamais vus. Eddie Ray Routh. Chad Littlefield.
Chris Kyle. Ce dernier n'est pas inconnu des Américains. Militaire déployé en Iraq, il est le sniper le plus prolifique - si l'on ose utiliser ce terme - de l'histoire militaire américaine, avec plus de 160 cibles atteintes en quatre séjours, soit trois ans. de cette expérience,
Chris Kyle en a tiré un livre, American sniper, dont les droits ont été vendus à Hollywood pour une adaptation au cinéma, qui verra le jour deux ans après la mort de Kyle, lequel sera interprété par Bradley Cooper sous l'oeil de
Clint Eastwood. Voilà une histoire qui semble très simple. Un homme tue deux autres hommes, qui voulaient lui venir en aide, et commet par là une double faute : celle de tuer, celle du choix de ses victimes. En sous-titrant leur récit Une légende américaine, Brüno et Nury visent juste, car c'est bien de la société américaine dont il est question. de la trajectoire de deux hommes - Routh et Kyle -, les auteurs déroulent le fil d'une société malade et volontairement aveugle. En vérité, il s'agit d'une histoire complexe, toute en morale et en ambiguïtés. D'une part il y a l'acte de tuer, le passé de Routh et celui de Kyle ; d'autre part, il y a la symbolique, ce que les auteurs appellent la légende, c'est-à-dire la représentation déformée, amplifiée ou atténuée de la réalité. Les auteurs montrent ainsi comme, d'une certaine façon, la perception de la réalité remplace, officiellement pourrait-on dire, cette dernière.
Le style graphique et le ton sont clairement réalistes. le récit se place clairement dans la veine documentaire, en retranscrivant respectueusement les interviews télévisés, les minutes du procès de Routh ou encore les publicités et les tweets. Aux côtés d'un graphisme assez froid, sans détails, aux couleurs brutes, la narration est, elle aussi, réduite aux faits. L'exposé des auteurs ne prend pas parti. Il laisse au lecteur le soin de se faire un avis. En exergue aux différents chapitres, cependant, apparaissent des citations, extraites de films qui s'incrivent tous dans la construction d'un imaginaire américain, de L'homme qui tua Liberty Valance à Gran Torino en passant par Sudden Impact et, évidemment, Americain sniper. Ces phrases décrivent un monde - l'ouest américain, l'esprit américain - par nature divisé, violent, sans pitité. A bien des égards, elles font écho à l'histoire d'Eddie Ray Routh et à celle de
Chris Kyle.
Chris Kyle est un héros de guerre. Multiple médaillé d'honneur par l'armée, il aurait tué au moins 160 personnes. Dans tout autre contexte,
Chris Kyle serait considéré comme un tueur de masse. Son meurtrier, Eddie Ray Routh, a aussi servi dans l'armée américaine, en Iraq, dans la manutention des armes. Il n'a jamais combattu. II a aussi participé - de façon assez floue - à l'intervention américaine en Haïti pour enterrer les victimes du tremblement de terre. Plusieurs événements, dans sa vie familiale et personnelle, à son retour de service, tendent à prouver qu'il souffre d'un stress post traumatique sévère. Les chemins de Routh et de Kyle se croisent à l'initiative de la mère de Routh, laquelle demande de l'aide à Kyle pour sortir son fils d'une spirale qui semble infernale. Routh abat Kyle et l'un de ses amis, Chad Littlefield, par armes à feu, lesquelles sont aussi au centre de cette réflexion américano-centrée. Tout accable Routh : meurtrier, et avant cela drogué, alcoolique, lâche et violent avec les siens. Pourtant, ses anciens camarades en parlent comme d'un bon soldat, de quelqu'un d'intégré dans la troupe. Son stress post-traumatique est imputable, sans aucun doute, à la politique étrangère américaine hasardeuse. Kyle, lui, a une image de héros. C'est un bon père de famille, un époux aimant, et un vrai Texan élevé dans les valeurs du wild west. Mais son héroïsme tient en ce qu'il a tué, à distance, un nombre terrifiant d'hommes. On peut aussi le soupçonner de mensonge, comme lorsqu'il déclare qu'il a frappé l'ex-catcheur et ex-gouverneur
Jesse Ventura. On ne saurait toutefois oublier qu'il vient en aide à ses frères d'armes, qu'il invite dans des camps où les armes à feu endossent un rôle thérapeutique. de cet état des choses complexe, hybride, où les personnalités, les parcours personnels, les valeurs intimes, une légende et une narration simple sont extirpés.
Là est probablement la partie la plus intéressante du récit de Brüno et Nury. Car il convient de dissocier Kyle l'homme, et Kyle la légende. L'homme a ses contradictions, ses contradicteurs -
Michael Moore qui dénonce l'héroïsme d'un tueur à distance,
Jesse Ventura qui entend récupérer son honneur et des dollars dans un procès pour diffamation -, la légende n'en souffre aucun. de héros interne à l'armée américaine,
Chris Kyle est devenu un héros national, grâce à une campagne médiatico-culturelle savamment orchestrée. Kyle a d'abord co-écrit un livre, dont il a vendu les droits pour un film - avec ce paradoxe que Kyle représente les valeurs d'une Amérique conservatrice tandis que le film est produit par un Hollywood largement progressiste, sinon gauchiste ainsi que le décrivent Kyle et les siens. La mort de Kyle ne gêne d'ailleurs pas la sortie du film, ce qui montre bien à quel point l'homme et la légende sont déjà détachés. Bradley Cooper déclare, d'ailleurs - sérieux ou ironique ? -, qu'il n'a rencontré Kyle qu'une seule fois. La légende prend ensuite clairement le pas sur l'homme. le film réalisé par
Clint Eastwood est un succès populaire considérable, car le Kyle interprété par Bradley Cooper renvoie l'Amérique à ses valeurs refuge : le combat pour la liberté, le combat pour la sécurité des proches - qu'on peut identifier comme la famille ou les frères d'armes -, le combat pour une certaine idée de la justice et de la civilisation (le vrai Kyle, interviewé à la télévision, parle de ses victimes comme de sauvages, ce qui est révélateur d'une certaine déshumanisation), sans que ces valeurs, et leurs conséquences, ne soient interrogées, ou remises en cause. le moindre esprit critique convoquerait au moins les victimes iraqiennes, ou contesterait la politique étrangère américaine, ou encore déplorerait les milliers de soldats américains traumatisés par la guerre. Même mort, Kyle occupe le paysage médiatique. Sa veuve,
Taya Kyle, s'affiche à la télévision : pour vendre ses livres, affichés clairement par l'éditeur comme les suites du livre originel de son défunt mari, ou pour faire la promotion de fusils d'assaut. La légende est une marque, qu'il convient de protéger et de développer. Sans doute a-t-on là un aspect particulièrement dérangeant de cette société américaine. Business as usual, diraient les Américains. Et la légende est un bon filon.
Cette vision fantasmée du héros pourrait n'être que l'énième preuve de l'indubitable force de l'esprit à la fois patriote et capitaliste américain. Hélas, la légende déborde. Elle oublie les hommes. Elle oublie d'abord Kyle, comme on l'a vu, soldat émérite, certes, mais peut-on glorifier l'acte de tuer, même s'il est justifié d'un point de vue militaire ? Elle oublie aussi Chad Littlefield, ami de
Chris Kyle et mort, avec lui, tué par le même meurtrier. Ni Chad ni sa famille ne sont au procès. Ni Chad ni sa famille ne sont présents aux funérailles quasi nationales réservées par le Texas - le cercueil est exposé à l'AT&T stadium de Dallas - à
Chris Kyle. Ni Chad ni sa famille ne sont présents dans le film de
Clint Eastwood.
Chris Kyle / Bradley Cooper y meurt seul. Enfin, la légende oublie Eddie Ray Routh. Elle oublie que ce drame aurait pu être évité, s'il n'y avait pas, pour le seul Etat du Texas, environ 13 000 soldats souffrant de stress post-traumatique dus aux guerres menées en Iraq et en Afghanistan. Elle oublie que la famille de Routh fut aussi victime des dérangements mentaux d'Eddie, que cette famille implora de l'aide pour quelque chose qui la dépassait. La légende prend le pas sur tout, y compris sur la justice. La grande majorité des membres du jury du procès d'Eddie Ray Routh ont vu le film de
Clint Eastwood. Les risques de confusion entre la légende - incarnée par Bradley Cooper - et l'homme sont immenses. Mais la justice texane balaie cela d'un revers de main. Ainsi la construction narrative du héros se substitue aux faits, aux différentes interprétations possibles, et elle évacue les culpabilités annexes (notamment celles de l'Etat américain).
A bien lire l'album de Brüno et Nury, le lecteur se désole d'abord du sort de deux hommes qui, s'ils ne doivent être ni héroïsés ni excusés, n'ont peut-être pas mérité leur sort. Ensuite, on peut lire le meurtre de Kyle par Routh comme la vengeance d'une Amérique invisible, déclassée, méprisée car faible, trop faible pour supporter ce que son pays attend d'elle, pour supporter ce que son pays lui fait vivre. L'histoire du meurtre de
Chris Kyle montre une Amérique aveugle, qui vit dans le culte de ses valeurs historiques et de ceux qui les portent. Mais, derrière la légende, celle de l'ouest, celle de
Chris Kyle, il demeure des hommes, avec leurs lâchetés, leurs errements, leurs faiblesses. Des hommes qui ne prennent pas toujours les bonnes décisions. Des hommes qui prennent parfois franchement les mauvaises. L'Amérique se cache. Ne restent, hélas, que des coups de feu pour lui redonner la vue.