« Agnes, comme toutes les mères, projette constamment ses pensées vers ses enfants comme on lance une canne à pêche, se remémorant où ils se trouvent, ce qu'ils font, comment ils se portent. »
Anne Hathaway, appelée ici Agnes, était l'épouse de
William Shakespeare. le dernier roman de Maggie O'Farrell, "
Hamnet", est surtout SON livre, pas celui de son fils homonyme ni celui de son mari. le nom du barde immortel n'est même pas mentionné une seule fois. Il est le fils de John et Mary, le mari d'Agnes, le père de Susanna et des jumeaux
Hamnet et Judith, mais il n'est jamais appelé par son nom. L'accent n'est pas mis non plus sur ses oeuvres littéraires et cette timidité dans son évocation m'a étonné et interrogé. Peut-être n'est-ce pas si surprenant si l'on considère que ce serait pour Maggie O'Farrell un acte d'orgueil ou d'audace colossal de croire que l'on peut fouiller l'esprit de l'un des plus grands génies de l'humanité. La seule oeuvre de
Shakespeare évoquée est "
Hamlet", supposément intitulée ainsi d'après le nom de son fils
Hamnet qui dans le livre meurt à onze ans de la peste. La façon dont cette tragédie est décrite à la fin du roman à travers le regard d'Agnes est l'une des scènes les plus émouvantes du livre. «
Hamlet, là, sur scène, est deux personnes à la fois : le jeune homme, vivant, et le père, mort. Vivant et mort à la fois », dit Agnes qui comprend alors la magie du théâtre et de la littérature. La femme du dramaturge est au centre du récit avec ses maternités, ses joies, ses doutes, ses craintes, ses peines, son esprit sauvage, ses talents de guérisseuse, ses intuitions presque infaillibles. Une femme hors du commun, peut-être un peu trop même. Car malgré le peu de connaissances sur lesquelles s'appuyer, Maggie O'Farrell façonne une de ces mères certes fascinante, mais rebattue et stéréotypée dans la fiction historique, celle de la femme éclairée, véritable force de la nature, mi-sorcière, mi-nymphe. C'est dommage, car l'auteur avait suffisamment de liberté artistique pour lui donner une vie plus singulière.
Le récit alterne entre 1596, juste avant la mort d'
Hamnet, les débuts de la vie d'Agnès, son mariage avec William et les années intermédiaires. Il rend très bien la vie familiale et rurale de cette campagne anglaise de la fin du XVIe siècle. Une vie ordinaire avec ses odeurs, ses couleurs, ses
histoires, ses sensations et ses émotions que l'art subtil de Maggie O'Farrell réussit à recréer même si nous ne connaîtrons jamais vraiment les détails de la vie familiale des
Shakespeare ou la mort du fils. le plus réaliste de tous est la représentation étonnante du chagrin de la famille, en particulier celui de la mère. Lorsqu'Agnes se prépare à l'enterrement d'
Hamnet, lorsqu'elle se rend sur sa tombe ou ne supporte pas de se séparer de ses vêtements, j'ai ressenti la profondeur de son chagrin.
L'écriture de Maggie O'Farrell bien que fleurie et sinueuse n'est pas ornementale, mais bien poétique. Là où un auteur quelconque ne mentionnerait que la présence de chatons, O'Farrell écrit qu'ils sont de « minuscules créatures dont la figure ressemble à une fleur de pensée, avec sous leurs pattes de doux coussinets. » Là où certains auteurs s'arrêteraient à dire qu'un personnage récolte du miel, O'Farrell décrit le miel qui coule « aussi lentement que de la sève, orange et doré, chargé de l'âpre parfum du thym et des notes douces et florales de la lavande. » "
Hamnet" est un festin pour les sens.
Mais il est aussi d'une étonnante actualité avec le chapitre sur la puce que j'ai adoré. Qui aurait pu penser qu'une puce pouvait être si intéressante ? J'ai été captivé par le récit du voyage de cette petite bestiole, qui fait son chemin sur tout le bassin méditerranéen d'Alexandrie, en Égypte, à Stratford, en Angleterre. Si déterminée à survivre, à se nourrir, à sucer du sang et à répandre involontairement la peste. Je reconnais à l'auteur le mérite d'avoir transformé un minuscule et insignifiant insecte porteur de virus en un personnage fictionnel intéressant et redoutablement actuel. Cela exige du talent et Maggie O'Farrell en a.
J'ai trouvé par contre que d'autres éléments du récit étaient moins bien traités ou abandonnés sans raison : le faucon crécerelle d'Agnes dont nous n'en entendons plus parler après le mariage, le personnage de John, son trafic avec les peaux de mouton, son caractère abusif et violent avec en particulier la blessure à l'arcade d'
Hamnet dont on aurait pu imaginer un autre développement, la ressemblance troublante des jumeaux alors qu'ils sont dizygotes, le sort des pommes ballottées lors la scène de sexe torride dans le grenier (non, je plaisante).
En cours de lecture, j'ai été confronté à un dilemme moral intéressant sans être toutefois aussi cornélien que le célèbre « To be, or not to be » du prince
Hamlet. Devais-je en vouloir à
Shakespeare de mettre sa femme en difficultés en l'abandonnant à Stratford ou devais-je en vouloir à
Agnes D entraver l'épanouissement artistique de son mari ? Bien évidemment, je suis censé être immensément reconnaissant à
Shakespeare de nous avoir légué des oeuvres inestimables et je devrais donc plutôt me plaindre d'Agnes. Et pourtant, Maggie O'Farrell réussit un joli coup en rendant Agnes sympathique, digne de respect et pour tout dire attachante (malgré les clichés énumérés plus haut). Bien qu'elle accepte de voir partir son époux pour Londres, cette séparation laisse clairement penser qu'il y a du sacrifice dans son attitude en assumant seule l'éducation des enfants et en voyant son mari devenir loin d'elle un célèbre dramaturge. Elle pose plus généralement la question de la vie dans l'ombre d'un personnage illustre. Comment trouver sa place ? Comment être épanoui sans être transparent ou invisible ? Comment être généreux sans être mesquin ? Être ou ne pas être, telle est la question.