PLUMES FEMININES 2022
HAMNET, MAGGIE O'FARRELL*****
Avez-vous des étoiles à me prêter ? J'en aurais besoin d'une ou deux en plus des cinq autorisées, pour couronner ce livre bouleversant, énorme coup de coeur, moment d'enchantement.
Avez-vous jamais senti un livre vous tenir dans ses feuilles-bras ? Vous envahir de parfums, vous griser d'une sensualité extrême, vous porter sur les ailes du temps d'une histoire à une autre, de celle d'un homme à celle d'un nom, vous entraîner furtivement entre les mains de deux amoureux en train de découvrir l'émotion de leurs sentiments, vous raconter avec l'imparfait du mythe, du conte et de la légende les vieux temps révolus, encore vivants dans la mémoire de la forêt, vous parler du théâtre et de ses jeux incertains ?
Hamnet c'est
Hamlet, bien sûr, et l'histoire de la naissance de la pièce de
Shakespeare la plus complexe et la plus profonde.
Le nom qui appelle
Hamnet a simplement remplacé le « l » de
Hamlet, interchangeable avec le « n » à l'époque élisabéthaine.
Le roman est l'histoire de la vie privée de
William Shakespeare, de son mariage avec Anne Hathaway, Agnes dans le livre, et de la tragédie qu'ils ont vécue à la perte de leur fils.
Le temps, fil conducteur et fil d'égarement de la vie de l'homme vers la vie des arbres, trompe-l'oeil des arbres vers le théâtre et du théâtre vers la vie avec des certitudes qui n'arrivent que rarement et durent l'espace d'un moment. Multiples visages entre être et ne pas être, entre vie et mort ou entre faire vivre et laisser mourir, des plis, des rides dans le temps qui disparaîtront peut être un jour, pour que tout reprenne comme avant ou comme jamais.
L'histoire commence avec le jeune
Hamnet au chevet de sa soeur jumelle Judith, très malade, pour continuer en allers et retours sans fin entre le présent et des moments du passé qui, comme les fils d'une toile, se croisent se chevauchent se nouent pour tisser ensemble des chemins de vie, celle qu'un carrousel grisant nous prête et nous reprend après.
Un va et vient, en branches multiples, entre un aujourd'hui le jour où nous sommes et un hier ou un avant-hier ou des jours encore plus lointains d'un temps chronologique, et aussi d'un autre temps que constituent quelques éclats de la mémoire. Par moments le temps se fige l'espace d'un paragraphe. L'image et le suspense créent ce pic de tension où le souffle s'arrête. Un film muet où on entend tout et où les plans séquence sont agencés par un metteur en scène magicien.
Un fil de soie, invisible, solide et de qualité, comme un lien et un liant pour toute l'histoire, une texture soigneusement tissée, aucune part ne peut en être enlevée, aucun rajout ne serait accepté sans détruire l'ensemble et son entière harmonie.
Maggie O'Farrell, à coups de serpe, décrit la violence des gestes et des regards , le stylet vient après pour la précision des découpes et des traits et l'opération continue en finesse par le travail du scalpel pour des incisions très délicates où l'orfèvre s'y emploie avec connaissance et maîtrise : « elle grandit aussi avec le souvenir de ce que cela fait d'être véritablement aimée, aimée pour ce que l'on est et non ce que l'on devrait être... elle grandit avec cette profonde envie qu'une main se pose sur elle, sur ses cheveux, son épaule, que des doigts lui frôlent le bras. Que lui soit donnée une preuve de tendresse, d'humanité… elle est fascinée par les mains des gens. »
Agnes et son mari, leur nuit de noces amène des souvenirs, des réflexions et des compréhensions qui donnent naissance aux craintes et appréhensions, les mots prennent chair, les lettres sont des signes et des symboles :
« Que fais-tu là-bas , alors que ta place est ici ? Il désigne l'espace vide, près de lui.
Je n'arrive pas à dormir.
- Pourquoi cela ?
- La maison est en A. »
Quand la vie se manifeste, elle porte dans ses bras deux grands cadeaux, précieux tant qu'ils restent ensemble comme deux siamois : la force et la faiblesse.
Un mot un nom une écriture sur une page abandonnée, un souvenir qui effleure la pensée, le ventre rond de l'épouse qui porte le bébé à naître, un geste de tendresse ou un poing violent, un trou dans un arbre avec deux enfants dedans, chaque détail est un univers qui déploie ses ailes, s'ouvre en grand lentement et récite son chapelet d'
histoires.
Le style de Maggie O'Farrell est sorcier, elle s'attache au choix des mots et à leurs rythmes musicaux, à leur enlacement dans des séquences racontées en tissages experts aux mailles raffinées, sortes de grands yeux d'enfants qui demandent sans cesses : et après ?
La traduction, reflète-t-elle la musique du texte anglais, lui est-elle fidèle ? La curiosité me pousse à aller à l'origine pour découvrir la source et le lit de cette rivière si abondante en images, textures, chemins dans l'espace et le temps, en harmonies musicales qui passent des nuages aux forêts pour arriver chez les humains.
Pendant la lecture, le livre son style et son histoire entraient en moi, m'enveloppaient, créaient des entailles comme une gravure, je devenais cette gravure, je devenais le miroir du roman, sa fidèle image, pas à l'envers mais à l'endroit, et dans mes petites notes j'anticipais des mots que je retrouvais quelques pages plus loin : de la terre et la forêt, des sens premiers et essentiels vers les mots et les lettres ; de la naissance aux pieds des arbres où les mains nues accueillent et offrent la vie, aux gants qui cachent ou qui protègent ; de la représentation théâtrale aux deux faces et aux sens multiples, jusqu'au jeu pour dissimuler ou pour mieux dire la vérité.
Entre naissance et mort, nombreuses sont les respirations de la vie et le vivant peut en ressentir chaque expression. Mais après la mort ? Après le départ des êtres chers ? Nous pouvons encore leur parler, ils restent toujours avec nous, autrement « dans le plongeon d'un oiseau… dans la manière dont un poney secoue sa crinière, dont la grêle martèle les carreaux, dont le vent tend son bras en soufflant par la cheminée, dont son toit de peau bruisse au-dessus de sa tête » ou dans l'écriture : « créer des
histoires… elles sont le refuge de son esprit...et une fois sur scène… il guette, cherche dans la foule absorbée un visage... »
Entre document et imagination, les gros plans s'attachent à délicatement éplucher une sensibilité et une émotion que seul un regard attentif pourrait toucher sans blesser. Beaucoup de heurts entre la civilisation et le monde de la forêt, deux langages qui ne se comprennent pas toujours et souvent très mal, un symbolisme qui me parle au-delà du tableau du 16e s où la campagne, comme la ville, abritait un illettrisme majoritaire ; Agnes ne savait pas lire les mots mais elle lisait mieux que n'importe qui à l'intérieur des êtres, ce que la forêt écrivait sur les feuilles et les troncs des arbres, dans le vol des crécerelles et dans les plantes qui guérissaient.
L'histoire, comme les elfes, respire la magie et l'éternité, sa lecture est légère ses réflexions profondes.
Hamlet, le prince qui a perdu son père assassiné, construit sa vengeance, son père ne sera pas oublié. le dramaturge, le père de
Hamnet dans le livre, écrit cette pièce après la mort de son fils, son prince, et le ramène à la vie pour l'éternité. Jeu de miroirs et de mise en abîme, référence et hommage à l'illustre Will, à sa pièce et à sa vie tout en gardant le voile d'incertitudes et de mystères que l'histoire à créé et qui interroge sans cesse dans le roman.
« Le fantôme tourne la tête… et prononce ses derniers mots : Souviens-toi de moi. » Et l'écriture est là pour nous sauver, pour nous aider à oublier et à se souvenir, pour ne pas nous laisser mourir.