Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il comprend les 8 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2014/2015, écrits par
Si Spencer. Chaque épisode comprend 4 parties se déroulant à des époques différentes. le fil narratif se déroulant en 1890 est dessiné et encré par
Dean Ormston, celui en 1940 par
Phil Winslade, celui en 2014 par
Meghan Hetrick, et celui en 2050 par
Tula Lotay. La mise en couleurs a été réalisée par
Lee Loughridge.
En 2014, l'inspecteur Shahara Hasan (une jeune femme d'origine arabe) participe à une intervention pour réprimer une manifestation. Elle rejoint son collègue Barber qui lui apprend que les policiers ont trouvé un cadavre dénudé dans la ruelle voisine. En 1940, toujours à Londres, l'inspecteur Charles Whiteman est en train de torturer un homme nu ligoté à une chaise. En fait Whiteman se sert de ses connexions et de la couverture de son métier d'inspecteur de police, pour racketter le quartier. L'individu qu'il torture fait partie du gang du quartier voisin et avait mis le pied sur son territoire.
En 1890, l'inspecteur Edmond Hillinghead trouve le cadavre d'un homme nu et mutilé, dans la même ruelle que Shahara Hasan qui s'appelle Longharvest Lane. Pour y accéder il doit déranger un homme en train de se payer une fellation auprès d'une prostituée avec plusieurs heures de vol. Il rapporte à son supérieur que ce meurtre n'a rien à voir avec ceux de Jack l'éventreur. du coup, il est prié de laisser l'affaire en plan pour se concentrer sur l'éventreur. En 2050, Maplewood, une jeune femme armée d'un arc, découvre le cadavre d'un homme nu et mutilé dans Longharvest Lane. Elle s'assoit dessus, puis le remonte dans son appartement, sans trop vraiment savoir qu'en faire.
Ce récit a été publié sans grande promotion par l'éditeur Vertigo (la branche adulte de DC Comics) à une époque où ce label était en perte de vitesse (avant son renouveau en automne 2015). le peu d'information à son sujet ne permettait pas trop de comprendre le fil directeur. La forme retenue (4 dessinateurs pour 4 époques différents) donnait une impression de patchwork peu clair et peu séduisant. le lecteur entame donc sa lecture sans idée trop préconçue sur ce qu'il va trouver, sans grande attente par rapport à sa lecture.
Pour la partie se déroulant en 2014, les dessins sont sympathiques, avec une approche réaliste pas tout à fait assez solide dans certains décors. En particulier, le revêtement de la chaussée sur laquelle défilent les manifestants est tout plat sans relief ni texture. Par contre les personnages sont très sympathiques, avec des vêtements spécifiques, en particulier le foulard de Shahara Hasan, musulmane sans être prosélyte. le lecteur s'attache rapidement à cette jeune femme souriante, claire dans sa tête, avec un sens de l'humour mêlant vacherie et autodérision, sur la base de taquineries politiquement incorrectes avec son collègue, sur la politique et la religion. Ça fait du bien de lire des dialogues décrispés sur ces sujets. Pour ces passages,
Lee Loughridge utilise une palette de couleurs un peu chaudes, très agréables. Les dessins et les couleurs dépeignent un monde ordinaire, où la chaleur humaine peut s'épanouir.
Le contraste avec les ruelles de Londres en 1890 accentue encore l'ambiance malsaine qui y règne.
Dean Ormston dépeint un monde où les aplats de noir grignotent les contours et une partie des surfaces. Les visages ne sont pas beaux, les silhouettes ne sont ni jeunes, ni athlétiques. Les visages sont renfermés ou désapprobateurs. Les rues et les bureaux sont sinistres. Autant Shahara Hasan respire l'équilibre et le plaisir de vivre, autant l'inspecteur Hillinghead semble mal dans sa peau, déprimé, fatigué (la suite donnera une explication convaincante à cet état d'esprit). Ce dessinateur réussit à faire passer ce malaise baignant dans la répression sexuelle et la débauche, dans l'ombre de l'existence d'un individu comme Jack l'éventreur, avec des sociétés secrètes aux croyances mystiques malsaines.
Lee Loughridge a retenu des teintes essentiellement grises, soulignant le marasme, avec quelques touches rouges orangées déstabilisantes tout en étant justifiées.
Le contraste avec le Londres de 2050 est encore plus grand. Cette fois-ci
Lee Loughridge utilise des teintes lumineuses et claires, presqu'éblouissantes. Les dessins de
Tula Lotay sont plus lâches, parfois esquissés (la vue sur la ville depuis l'appartement de Maplewood), avec des expressions de visage pas toujours très nuancées. Dans son ensemble son approche graphique évoque une esquisse avec des traits de contours tracés rapidement, pas forcément jointifs. Pourtant les détails sont bien présents, mais l'artiste ne cherche pas à faire vrai ou réaliste, ce qui dénote fortement par rapport aux 3 autres, mais ce qui sert parfaitement le fond du récit dans cette époque.
Avec l'époque de la seconde guerre mondiale, le mode graphique revient vers une approche descriptive beaucoup plus classique.
Phil Winslade est en grande forme pour réaliser des dessins réalistes, avec un bon niveau descriptif. Il s'agit d'une reconstitution historique minutieuse, que ce soit pour les costumes ou les décors. La dimension expressionniste des dessins d'Ormston et de
Tula Lotay en est absente, ce qui n'enlève rien à la qualité de la narration graphique. Elle se situe juste dans un autre registre.
Lee Loughridge a encore adapté sa palette de couleurs, en optant pour des teintes plus sombres, oscillant entre le brun et le gris avec des passages par le violet.
À la fin de de premier épisode, le lecteur n'a aucune idée de la vue d'ensemble du récit, et encore moins ce qui relie ces 4 époques, à part les cadavres. Par contre, il est sous le charme de Shahara Hasan, de ses moqueries et de son entrain. Il est envouté par les mystères qui entourent l'inspecteur Hillinghead, et ce complot autour duquel il évolue. Il ne sait absolument pas quoi faire de la narration presque dépourvue de fil logique en 2050. Il apprécie la qualité classique du fil narratif en 1940.
Dès ce premier épisode, la pertinence du choix de recourir à 4 dessinateurs apparaît au lecteur. de même
Si Spencer développe chaque époque avec la même densité d'informations, avec des personnages étoffés tous différents, et avec des enquêtes aux modalités tout aussi différentes. le lecteur n'éprouve donc pas l'impression de lire 4 fois la même histoire. La présence d'un cadavre identique à 4 époques différentes indique tout de suite que le mystère repose sur une explication de type surnaturel ou sur une technologie de science-fiction (même si 2050 n'est finalement pas si loin que ça). Cependant chacune des enquêtes conserve son intérêt parce que, comme dans un bon roman policier, elle est révélatrice du milieu dans lequel elle s'effectue.
En 1890, l'inspecteur Hilling head souffre de la répression des moeurs. Les individus autour de lui semblent lui parler en sous-entendus, de nature à percer son secret honteux qui le place à part de la bonne société. En 1940, l'inspecteur Whiteman doit cacher ses activités clandestines, mais aussi sa véritable origine. Sa situation trouve sa source dans les conflits européens de l'époque. En 2014, l'inspectrice Hasan n'a pas à se cacher, mais sa couleur de peau et sa religion l'oblige à adopter une attitude bravache pour dissuader et désamorcer toute tentative de remarques racistes. En 2050, le lecteur ne peut que conjecturer que l'enjeu est la santé mentale précaire de Maplewood. Ainsi sur la base d'un même cadavre, chaque enquête sert de révélateur à un aspect de la réalité sociale.
Dans chacun des 4 fils narratifs, le lecteur se prête au jeu d'assembler les pièces du puzzle pour essayer d'anticiper les révélations. Il cherche également les points de corrélation entre chacun des époques. La fin du récit livre plusieurs clés de compréhension nécessitant un effort de la part du lecteur pour rétablir l'image complète du puzzle. En fonction de son ouverture d'esprit, le lecteur sera plus ou moins convaincu par le mécanisme sous-jacent ayant abouti à ces cadavres identiques. Par contre, il s'y retrouvera dans l'épilogue (se déroulant en 2014, avec la charmante Shahara Hasan) puisque l'auteur explicite son intention en toutes lettres.
En fait l'éditeur Vertigo n'a pas mis la clé sous la porte pendant la première moitié des années 2010. Il a simplement perdu de sa visibilité dans le paysage des comics américains du fait de l'augmentation d'activité et de la diversification d'Image Comics. Il a continué à publier des histoires, à un rythme un peu moins élevé, la majeure partie sortant du lot.
Bodies fait partie des bonnes surprises avec une construction original et ambitieuse, dont la forme est en cohérence avec le fond et l'enrichit. le final peut décevoir le lecteur, mais le voyage à ces 4 époques en vaut l'investissement.