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Valentin René-Jean (Traducteur)
EAN : 9791038702226
192 pages
Zulma (17/08/2023)
3.93/5   69 notes
Résumé :
Et si les années de l’entre-deux étaient les plus belles ? À l’âge où on lui promet de devenir invisible, une écrivaine se rebelle. Elle n’a plus qu’une idée en tête. Personne ne l’en dissuadera. Reconvertie en pédicure, elle s’installe à Marzahn, autrefois la plus grande cité de préfabriqués de RDA. Les habitants de ce quartier de Berlin viennent lui confier leurs pieds cabossés, usés par la vie. Ils ont besoin d’être rafistolés et racontent leurs histoires, celles... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Des soins de pieds aux soins de l'âme…

Ce livre pourrait passer inaperçu, avec son petit format, ses couleurs pastel discrètes, et son histoire si simple, celle de la reconversion d'une femme écrivaine en pédicure. Pas de quoi casser trois pattes à un canard pourraient penser certains, et pourtant… « Merzahn, mon amour » est un livre touchant, tendre et poignant qui illumine les relations de soin et d'attentions tissés entre Katja, devenue pédicure donc, et ses patients et patientes au coeur du quartier de Marzahn, la plus grande cité d'immeubles en préfabriqués dans l'ex-RDA. de ces vies ordinaires et simples, de ces gens âgés pour la plupart, cabossés ou malades pour d'autres, dont la femme écoute patiemment la voix pendant la séance de soin, émerge le merveilleux, l'humanité incrustée dans les tranches d'histoire, celle de l'avant et de l'après réunification. Katja, par son écoute patiente, son dévouement, soigne les pieds mais aussi l'âme de ses patients.

Ce livre est un bijou, un petit soleil, une parenthèse enchantée de bienveillance et d'humanité, un livre simple qui se lit d'une traite et qui apporte beaucoup de chaleur, comme savent souvent nous offrir les éditions Zulma.

Si j'ai bien compris, cette expérience de reconversion est véritablement celle de cette auteure, Katja Oskamp qui, en mars 2015, alors que son manuscrit a été une nouvelle fois refusé par différents éditeurs, décide de participer à une formation de pédicure. Elle est entre deux âges, au mitan de sa vie, elle décide de devenir pédicure pour que, quitte à devenir invisible à cet âge, autant pouvoir être libre de faire ce qu'on a envie. Et elle, son désir, c'est de soigner ce qu'il y a de plus intime chez l'autre : les pieds. Soin hautement symbolique, les pieds étant ce qui permet de marcher, de se dresser ; et le soin procuré aux pieds étant un soin quasi christique d'une humilité absolue. Avec son diplôme en poche, elle va rejoindre le cabinet d'esthéticienne de son amie Tiffy dans ce quartier populaire de Marzahn à la périphérie de Berlin. Commence alors la ronde des clients. Un chapitre, un client, une consultation et une tranche de vie.

« Herr Paulke est l'un des premiers à avoir emménagé là, il habite le quartier depuis 1983 : un autochtone de Marzahn, un prolétaire, aujourd'hui un vieillard, mais avec un savoir-vivre qui lui colle à la peau, faisant des blagues fatalistes et arborant de l'humilité face aux ravages de l'âge. Une pagaille asymétrique domine son visage : strabisme, verrues, tâches de vieillesse, dentier courbé et de travers, un méli-mélo datant de différentes époques. Les genoux totalement esquintés. Arthrose. Lors du premier contact quand je les ai mis dans l'eau et les ai lavés, ses pieds m'ont épouvantée. Puis je n'ai pas tardé à les aimer. Ses pieds étaient bouffis, la peau brunie et écailleuse, sillonnée de milliers de veines violacées aux trajectoires aléatoires. On aurait dit des pierres érodées ».

Au fil des dix-huit chapitres, Katja nous présente l'état des pieds de chaque client, leur histoire et, à chaque chapitre, part belle est faite au quartier qui se colore peu à peu sous nos yeux. Les simples et laides tours se parent de végétation, de vie, de cris d'enfants, d'échange. Construite à l'époque comme une cité idéale, nous voyons en effet au-delà du côté aseptisé auquel elle nous fait penser de prime abord. C'est un hommage rendu à ce quartier qui devient beau sous la plume de Oskamp, un hommage qui vient du coeur, un véritable cri d'amour pour cette cité habitée par des gens simples.

« Je compose un hymne à Marzahn et ses habitants, à ces gens qui y ont déménagé il y a quarante ans et qui terminent courageusement leur vie avec un déambulateur, un appareil à oxygène et le minimum retraite, qui ne parlent à personne parfois pendant des jours entiers, qui nous vident leur coeur assoiffé quand ils viennent à l'institut, qui s'abreuvent avec reconnaissance à chaque geste de tendresse et qui sont heureux dans ce lieux où ils ne sont pas considérés comme les débiles de la nation ».

Les citations disent mieux que ce que je pourrais tenter d'expliquer. Un livre qui fait du bien en ces temps troubles où nous recherchons où se terre l'humanité. Ce livre en est remplit, à ras bord. Sans mièvrerie ni pathos, l'auteure s'effaçant derrière les habitants, les rendant dignes, beaux, tout simplement humains, une fois leurs peaux mortes délicatement enlevées par l'habileté pétillante de l'auteure.

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Un des plus beaux romans que j'ai pu lire de cette rentrée littéraire.
Il se déroule dans un cabinet de de podologie, situé au coeur d'un quartier de l'ex Berlin-Est, construit à l'époque comme une cité idéale.

Au mitan de sa vie, Katja se reconvertit comme pédicure.
Des soins des pieds aux soins des âmes, il n'y a qu'un pas qu'elle franchit allègrement, pleine de bonté et de bienveillance dans les tranches de vie existentielles de ses patients qu'elle nous rapporte comme des instants suspendus de tendresse humaine.

Ce livre est un enchantement ! Un véritable concentré d'humanité, tour à tour délicat, insolite ou tragique, mais toujours digne. Des vies ordinaires qui deviennent un peu les nôtres et confinent à l'universel.
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La romancière devenue podologue

Dans ce roman aux forts accents autobiographiques, Katja Oskamp raconte comment elle reconvertie en podologue et a soigné quelque 3800 pieds dans le quartier de Marzahn à Berlin. Son institut de beauté est alors devenu le poste d'observation intime de ses clients et ses collègues.

Le 2 mars 2015, peu après son quarante-cinquième anniversaire, la narratrice fait un douloureux constat. Sa «vie était devenue fade: un enfant envolé, un mari malade, une carrière douteuse d'écrivaine.» Aussi décide-t-elle de prendre un nouveau départ. Elle va suivre une formation de podologue. Au sein de ce centre de formation, pompeusement appelé «Académie», elle croise une infirmière, un Russe et un Géorgien, tous conscients qu'ils ne doivent pas rater cette seconde chance. Ensemble, ils apprennent l'anatomie du pied, les infections et les problèmes de motricité, avant de passer aux travaux pratiques, avec la pince à peau ou le scalpel. Une fois son diplôme en poche, la narratrice va rapidement trouver un emploi dans un institut de beauté dans le quartier de Marzahn. C'est là, à l'est de la ville, au milieu de la plus grande cité de l'ex-RDA, vitrine du régime ou ghetto de béton, c'est selon, qu'avec ses collègues Tiffy et Flocke, elle va pouvoir commencer sa nouvelle carrière.
Ajoutons que sa réussite n'est pas vraiment saluée par son entourage: «j'ai reçu en pleine face du dégoût, de l'incompréhension et une pitié difficile à encaisser.» Mais, elle s'accroche. Mieux, elle va vite trouver des avantages à cette nouvelle vie. Car la romancière sommeille derrière la podologue qui comprend vite qu'elle ne fait pas que soigner les pieds de ses patients. Au bout de leurs orteils, c'est toute leur vie qu'elle découvre et qu'elle va nous faire partager en découpant en deux les chapitres qui suivent, racontant d'une part les soins qu'elle prodigue et d'autre part en dressant les portraits de ses voisins de Marzahn.
C'est ainsi qu'on va suivre le parcours d'un employé qui fabriquait des ampoules électriques au sein du Combinat Narva, d'un ancien fonctionnaire du parti, d'un artisan, d'un petit commerçant ou encore d'un ingénieur qui ont tous été – symboliquement – broyés par la chute du mur. Et si leurs pieds ne sont pas dans un très bon état, leur moral est à l'avenant, d'autant que l'âge n'arrange rien à l'affaire. Alors ils se débrouillent avec leurs souvenirs, essaient de s'en sortir avec leurs faibles moyens. Les laissés pour compte de l'ex-RDA ont appris à se débrouiller.
Avec ce sentiment que si tout n'était pas rose, loin de là, au sein de l'ancien régime, sa chute a aussi entraîné la perte de valeurs de solidarité et de cohésion sociale auxquelles ils tenaient. le capitalisme est arrivé avec sa brutalité et sa violence économique. D'où cette ostalgie revendiquée.
En suivant le parcours de Katja Oskamp, on comprend qu'elle se place de leur côté. Après plusieurs romans, elle voir son manuscrit refusé par une vingtaine éditeurs. Et comme son mari, l'écrivain Thomas Hürlimann, est atteint d'un cancer, elle sera contrainte de changer de vie et deviendra effectivement podologue et soignera quelque 3800 pieds ou 19000 orteils. L'humour venant ici panser des plaies encore douloureuses.
On conservera de cette déclaration d'amour aux habitants de Marzahn, cette idée que dès que l'on parvient à tisser des liens, de bavardages en confidences, on réussit à avancer dans la vie.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

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18 Chapitres et autant de portraits. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux qui viennent soigner leurs pieds…et leurs âmes.
Par la bienveillance d'une écoute. D'un geste. D'une parole.
La pédicure, écrivaine en pause d'écriture, les fait revivre. les soigne. Les bichonne. Et raconte , avec minutie et tendresse, dans de minuscules récits ces vies minuscules.
C'est drôle, mélancolique parfois. C'est la vie d'un quartier délaissé, Marzahn, à Berlin est, qui garde sa fierté. Bouleversé par la réunification. Et toujours debout.
C'est un zeste de sociologie et beaucoup de psychologie. Un hymne à la vie, à un quartier, à ses habitants.
Et c'est joliment raconté 😍
Merci à Babelio et aux éditions Zulma pour l'envoi de ce livre lors de la masse critique de septembre
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Voilà un petit livre qui fait du bien et pourtant je ne le qualifierais pas de « feel good », il ne contient pas que du bonheur ou de tristes histoires qui se terminent bien. Toutefois le sentiment d'humanité y est présent, toujours, à couvert.

Une écrivaine en perte de vitesse se reconvertit en pédicure et s'installe dans un des quartiers les plus populaires de Berlin appelé Marzahn, un ensemble de grands immeubles auparavant situé à Berlin Est. C'est dans l'intimité de son cabinet qu'elle nous raconte ses soins et ses rencontres avec chacun de ses patients. D'ailleurs les pieds de ces derniers racontent souvent leur propre histoire car ils ont été façonnés par une vie, et dans ce quartier, la plupart des vies n'ont pas été faciles. Alors notre pédicure, dont on ne peut s'empêcher de penser qu'elle est l'autrice du livre, soigne les pieds et laisse s'épancher les âmes. Tous repartent soulagés, dans leur corps et dans leur tête.

Quels que soient ses patients et leur histoire, jamais la pédicure ne juge, elle écoute, soigne leurs pieds mal en point, réconforte ensuite avec massages et douceur. Ainsi au fil des chapitres dix-huit vies défilent et autant d'aventures humaines.

Un livre original, vraiment attachant sans être mièvre, très humain grâce au regard plein de bienveillance et presque de tendresse de la narratrice.

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critiques presse (1)
LeMonde
08 septembre 2023
C’est parfois drôle, parfois triste et mélancolique.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
Les années de l'entre-deux durant lesquelles tu n'es ni vieille ni jeune sont des années troubles. Tu ne vois déjà plus la rive d'où tu es partie, et celle vers laquelle tu vas, tu n'en aperçois pas encore précisément les contours. Durant ces années-là, tu patauges au milieu d'un grand lac, tu t'essouffles, exténuée par la monotonie de la nage. Désorientée, tu t'arrêtes et tournes sur toi-même, un tour, puis un autre, encore un. La peur de sombrer à mi-parcours, sans bruit ni raison, se manifeste.
J'avais quarante-quatre ans lorsque j'ai atteint le milieu du grand lac. Ma vie était devenue fade : un enfant envolé, un mari malade, une carrière douteuse d'écrivaine. J'affichais quelque chose d'amer et portais ainsi à son comble l'invisibilité s'abattant sur les femmes de plus de quarante ans. Je ne voulais pas être vue. Mais je ne voulais pas voir non plus, lassée des têtes, des visages et des conseils bien intentionnés. J'ai disparu de la surface.
(Incipit)
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Que ce soit un contremaître du BTP ou une personne coquette tatouée sur tout le corps, une femme enceinte ou une vieille dame, une personne limitée intellectuellement ou un universitaire - vraiment tous s'excusent pour leurs pieds lorsqu'ils retirent pour la première fois chaussures et chaussettes dans la salle de soins. Et cela indépendamment de leur état réel. La chose pour eux est nouvelle et inhabituelle, la rencontre un peu trop intime, une gêne s'installe. Voilà la raison de toutes ces excuses.
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(Les premières pages du livre)
Les années de l’entre-deux durant lesquelles tu n’es ni vieille ni jeune sont des années troubles. Tu ne vois déjà plus la rive d’où tu es partie, et celle vers laquelle tu vas, tu n’en aperçois pas encore précisément les contours. Durant ces années-là, tu patauges au milieu d’un grand lac, tu t’essouffles, exténuée par la monotonie de la nage. Désorientée, tu t’arrêtes et tournes sur toi-même, un tour, puis un autre, encore un. La peur de sombrer à mi-parcours, sans bruit ni raison, se manifeste.
J’avais quarante-quatre ans lorsque j’ai atteint le milieu du grand lac. Ma vie était devenue fade : un enfant envolé, un mari malade, une carrière douteuse d’écrivaine. J’affichais quelque chose d’amer et portais ainsi à son comble l’invisibilité s’abattant sur les femmes de plus de quarante ans. Je ne voulais pas être vue. Mais je ne voulais pas voir non plus, lassée des têtes, des visages et des conseils bien intentionnés. J’ai disparu de la surface.
Le 2 mars 2015, peu après mon quarante-cinquième anniversaire, j’ai mis quelques vêtements, des chaussures, des serviettes et un drap housse dans un grand sac et je me suis rendue du quartier de Friedrichshain à celui de Charlottenburg. En sortant de la gare du S-Bahn, je redoutais de croiser cet agent littéraire qui avait son bureau dans les environs et ne m’avait transmis récemment que des refus – ma dernière nouvelle avait été rejetée par vingt maisons d’édition. J’ai fait quelques détours, rasé les murs, j’étais très en avance. Lorsque j’ai atteint le numéro 6 de la rue, il y avait déjà des femmes devant l’entrée, elles aussi avec de gros sacs ou de petites valises à roulettes, des femmes comme moi, plus très jeunes, plus très minces. Hésitante, j’ai demandé si j’étais au bon endroit. Elles ont acquiescé. Nous avons échangé un sourire fatigué. Oui, tenter autre chose, on verra bien si ça marche. J’ai fumé une cigarette avec une secrétaire médicale aigrie de Spandau. Puis le moment est venu d’entrer dans le bâtiment. L’ascenseur ne pouvait transporter que deux personnes à la fois. Nous avons toutes pris les escaliers ; les étages s’enchaînaient. Haletant sous le poids de nos chargements, notre bataillon a atteint le dernier étage sans un mot. Une femme grande et maigre habillée en blanc se tenait dans l’encadrement de la porte.
— Gitta, a-t-elle dit sans sourire, en nous tendant une main osseuse. Changez-vous, et puis vous étendrez vos draps housses sur les fauteuils, y compris sur les accoudoirs.
Agglutinées dans le coin vestiaire, nous avons sorti notre matériel tout en faisant attention à rester discrètes au moment de retirer nos pantalons sombres pour en revêtir des blancs, honteuses de nos corps marqués par les années.
Nous avons déplié les draps sur les fauteuils, nous étions gauches. Nous ne voulions pas nous tromper. Nous étions des élèves, inscrites au cours « Pédicure Débutants » dans une école pour professions paramédicales et soins de beauté qui se nommait pompeusement « Académie ». Gitta était notre professeure.
Nous faisions beaucoup d’erreurs, oubliant l’analyse podologique, la serviette sur les cuisses, les coussins sous le creux des genoux, confondant les orteils en griffe et en marteau, les pinces à cuticules et celles pour les ongles, le désinfectant et l’alcool. Nous étions brouillonnes dans les règles d’hygiène, pas assez économes avec l’eau émolliente, maladroites avec le scalpel et incapables de mettre la lame dans le rabot. Nous étions trop prudentes et trop brutales, trop soigneuses et trop distraites, trop lentes et trop rapides. Nous nous blessions les unes les autres. Parfois l’une d’entre nous saignait et il fallait la soigner. Nous nous pardonnions tout. Lorsque nous n’avions pas la réponse aux questions de Gitta, nous tournions autour du pot comme des ignorantes, des dilettantes, des idiotes. Sa voix pointue nous glaçait.
Pendant les pauses, nous descendions au rez-de-chaussée manger nos casse-croûtes et fumer devant le numéro 6.
Parmi nous, il y avait une Russe aux cheveux blonds. Elle portait des pulls tricotés avec des fils d’or ainsi que la tenue de travail la plus jolie du groupe, une casaque cintrée ornée d’une rangée de boutons fantaisie en biais. Ses cils très maquillés étaient recourbés ; ses lentilles de contact donnaient à ses yeux bleus un reflet irisé. Elle était ici pour se reposer de sa marmaille prépubère qui lui pompait toute son énergie, ou peut-être aussi à cause de ses propres pieds mis à mal. Elle avait passé trois grossesses sur des hauts talons.
La petite dodue était originaire de Géorgie, mais vivait depuis longtemps dans une ville de province en Saxe. Elle mettait trois heures le matin pour venir en train à Berlin, trois heures le soir pour rentrer. Tout plutôt que de rester à la maison, affirmait-elle, ajoutant qu’elle allait se séparer de son Saxon de mari, maintenant que leur fils avait quinze ans. Un jour, je lui ai dit qu’elle parlait très bien allemand ; elle m’a répondu qu’à l’époque elle travaillait comme traductrice. Une autre fois, elle nous a montré sa langue dont il manquait un petit bout : « J’ai eu un cancer de la langue. »
La secrétaire médicale aigrie travaillait à plein temps, elle avait posé des congés pour pouvoir suivre la formation. Son fils de quatorze ans, atteint d’une maladie rare et incurable, perdait en mobilité à mesure qu’il grandissait et prenait du poids. Elle ne pourrait bientôt plus le porter, les médicaments contre le mal de dos ne faisaient plus aucun effet. Quand son chef partirait à la retraite dans deux ans, elle avait bien l’intention de se mettre à son compte. Dans son propre cabinet ou bien à la maison pour être avec son fils, ça restait à voir.
Puis les patients sont arrivés, généralement des papis-mamies, qui avaient trois heures devant eux pour se faire soigner les pieds gratuitement par des débutantes malhabiles. J’ai vu les gouttes de sueur perler sur le front de la petite dodue, les cheveux sous la charlotte, les yeux derrière la visière en plastique, le bas du visage retranché derrière un masque blanc, comme prête à en découdre. J’ai vu le rabot trembler dans les mains gantées de la secrétaire médicale aigrie avant qu’elle n’épluche jusqu’au sang le talon d’un patient. J’ai vu les yeux bleus de la Russe blonde larmoyer à cause de l’odeur d’une mycose de l’ongle au stade trois. Nous nous tordions, nous raidissions, Gitta toujours derrière, son regard pointu par-dessus notre épaule, son doigt pointu posé là où ça fait mal, sa voix pointue résonnant dans nos oreilles rouges de nervosité.
Aucune d’entre nous n’était arrivée ici sans détours, chacune s’était déjà cognée ailleurs, était restée bloquée, au pied du mur. Nous connaissions la sensation d’échec. Nous étions devenues humbles, modestes, effacées, prêtes à oublier le chemin parcouru, à gommer de notre mémoire nos acquis, nous voulions écrire un nouveau chapitre. Nous avions atterri tout en bas de l’échelle, au niveau des pieds, qui nous tenaient aussi en échec. Gitta ne retenait pas nos noms. Nous n’étions que de passage, d’autres suivraient, des femmes comme nous, des mères entre deux âges, dociles et appliquées, représentantes anonymes d’une masse anonyme, réduites à une note de bas de page de leur propre vie.
À la maison, j’ai appris par cœur le nom des vingt-huit os du pied, ses déformations, la structure de l’ongle, et comment une thrombose se forme. J’ai mémorisé les matériaux des différentes fraises, l’effet des principes actifs d’origine végétale, les types de cancer de la peau, la différence entre virus, bactéries et champignons. Les particularités du pied diabétique et les définitions de fissure, crevasse et varice. Mon mari m’interrogeait le soir, lorsque nous étions au lit, ensevelis sous des fiches couvertes de notes et de schémas de pieds.
Nous avons passé l’examen théorique au dernier étage du numéro 6. Une médecin est venue à l’Académie pour nous faire passer l’examen pratique. Nous avons toutes réussi, la Russe blonde au second essai. Nous étions soulagées et même fières. Gitta nous a remis un certificat et serré la main. Elle souriait. Ç’avait été une bonne formatrice. Après avoir bu un café près de la station de S-Bahn Charlottenburg, nous nous sommes séparées, dispersées au vent avec un doux sentiment de nouveau départ. Je ne sais pas ce que sont devenues les autres.

Quand tu deviens invisible, tu peux faire des choses horribles, des choses magnifiques, des choses aberrantes. De toute façon personne ne te voit. Au départ, je n’ai parlé à personne de ma soudaine reconversion. Lorsque enfin je l’ai fait en brandissant mon certificat, sourire aux lèvres, j’ai reçu en pleine face du dégoût, de l’incompréhension et une pitié difficile à encaisser. De l’écrivaine à la pédicure – la chute était vertigineuse.
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Et si en fait elle n'avait pas sauté ? Si c'était une bourrasque qui l'avait fait basculer du balcon ? Pourquoi Tiffy avait-elle dit qu'elle respirait encore ? Est-ce que ce dernier râle existe vraiment, le dernier souffle, quand tous les muscles cessent de fonctionner, que la tension s'échappe du corps, que les organes arrêtent leur travail ? Quand le cœur s'arrête de battre ?
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Pendant que nous discutons et que le ciel s'assombrit au-dessus des thermes de Saarow, je suis prise d'un élan comme un coup de foudre, fait notre éloge à toutes trois qui sommes certes pleines de manies, mais qui au moins ne sommes pas des pimbêches, nous pouvons nous serrer les coudes si nécessaire et faire du travail formidable dans un institut formidable avec des clients formidables, des héroïnes du quotidien, oui, voilà, c'est ce que nous sommes, Tiffy la première, qui me regarde comme si j'avais un grain et pense que je me fous de sa gueule, avant de balayer d'un revers de main la jacasserie de la Oskamp. Flocke fait signe pour commander la troisième tournée de Spritz pendant que je compose un hymne à Marzahn et ses habitants, à ces gens qui ont déménagé il y a quarante ans et qui terminent courageusement leur vie avec un déambulateur, un appareil à oxygène et le minimum retraite, qui ne parlent à personne parfois pendant des jours entiers, qui nous vident leur coeur assoiffé quand ils viennent nous voir à l'institut, qui s'abreuvent avec reconnaissance à chaque geste de tendresse et qui sont heureux dans ce lieu où ils ne sont pas considérés comme les débiles de la nation, et notre Tiffy, notre petite Tiffy, a créé toute seule de ses mains. Tiffy me regarde avec ses grands yeux brun foncé dans lesquels l'émotion monte, puis elle perd son combat contre les larmes lorsque je déclame :
-Notre travail est précieux ! Notre clientèle est géniale! Marzahn, mon amour!
- Oh mon Dieu, elle refait de la poésie, dit Flocke en ricanant.
- Pas le choix, ma belle, dis-je, les pieds ne peuvent pas suffire, pour personne.
(pp.126-127)
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