Au risque de me répéter (mais est-ce ma faute si tant d'excellents livres sont venus à moi depuis le début de l'année ?), "
L'homme qui aimait les chiens" est un très grand roman, le premier que je lis du cubain Leonardo Padura (*).
Padura nous raconte de façon parallèle l'histoire de trois personnages : celle de Trotsky depuis son exil en Turquie jusqu'à son assassinat au Mexique, en 1940, commandité par Staline; celle de Ramon Mercader, son assassin, depuis son enrôlement dans le camp républicain pendant la guerre d'Espagne jusqu'à sa fin mystérieuse; celle enfin d'Ivan, un cubain, double de l'auteur, que les circonstances politiques de son pays ont empêché jusqu'alors de réaliser son rêve de devenir écrivain et qui devient un jour dépositaire de l'histoire de ce Ramon Mercader.
Quoi de plus périlleux que de se lancer dans une saga historique à la fois si célèbre (le destin tragique de Trotsky est bien connu par quiconque s'intéresse un peu à l'histoire du XXe siècle) et dont tant d'aspects ne sont que des conjectures ? Comment nous faire comprendre les ressorts qui font agir d'un côté le vieux révolutionnaire bolchévik en rupture de ban, fuyant de pays en pays les sbires de Staline, accompagné de sa femme et de quelques rares amis, et de l'autre le jeune communiste catalan Mercader, recruté par la police politique de Staline et modelé en un ennemi juré du "traître" Trotsky ? Et finalement, de quelle liberté peut jouir un écrivain cubain vivant encore sur cette île, pour rendre compte de cette tragédie historique, sachant les liens étroits qui ont lié Cuba et l'URSS ?
Le miracle de ce roman tient justement dans cette liberté de ton qu'a su trouver Leonardo Padura. Même si sa sympathie penche évidemment du côté du "Vieux", comme l'on surnommait Trotsky, il réussit à nous peindre un Mercader sinon attachant du moins très intéressant et toute la préparation de l'attentat est digne des meilleurs romans d'espionnage. Et la sympathie pour Trotsky ne va pas sans une lucidité à l'égard du compagnon de
Lénine qui n'est pas totalement épargné dans ce récit. Et c'est là où le personnage d'Ivan est essentiel au roman pour nous montrer sans complaisance les tristes résultats d'une application rigoureuse des préceptes castristes, déclinaison latino-américaine mais relativement fidèle (sans jeu de mots) du credo léniniste.
D'un point de vue historique, ce roman porte aussi un éclairage passionnant sur toute la période de la guerre d'Espagne (avec notamment la prise de contrôle du camp républicain par les staliniens, éliminant progressivement leurs alliés socialistes, anarchistes et trotskystes, et notamment le leader du POUM, Andreu Nin) et aussi sur la période des procès de Moscou, où Staline, avec avec férocité inouïe, fait le ménage parmi les anciens bolchéviks, et aussi parmi les officiers et médecins juifs, préparant et consolidant le pacte Ribbentrop-Molotov de 1939 avec l'Allemagne nazie. La triste ironie de l'histoire est que c'est Trotsky qui était accusé par Staline de vouloir pactiser avec Hitler !
Au-delà de l'intérêt historique, Padura s'est attaché à restituer mille et un petits détails de la vie de ses personnages, ce qui rend son récit très crédible et très vivant. Ainsi les chiens ont une place particulière dans ce roman et c'est aussi un tour de force de Padura d'avoir trouvé pour titre de son roman une périphrase qui peut désigner l'un ou l'autre de ses trois personnages principaux.
Je ne le cache pas, "
L'homme qui aimait les chiens" est un des tout meilleurs romans historiques que j'ai pu lire et c'est aussi un très grand roman humaniste.
(*) J'ai eu l'occasion de voir l'adaptation qui a été tirée en 4 épisodes de 4 de ses romans policiers avec comme personnage principal le flic Mario Conde (que, par facétie, Padura cite dans son roman "
L'homme qui aimait les chiens") sous le titre "Quatre saisons à La Havanne" et j'ai beaucoup aimé !