(Au cours de yoga)
La moyenne d'âge avoisine les soixante-dix ans. Avec un peu de chance, il y en aura sûrement une qui se coincera le pied derrière le lobe de l'oreille avant la fin du cours. Ça fera de l'animation.
Tania soupire ostensiblement.
– Madame Chemin…
– Oh, pour l’amour de Dieu, Louvian, il a raison : taisez-vous !
Petrificus Totalus.
Tania est couleur pot d’échappement. Je la prendrais presque dans mes bras pour la consoler, dis donc. Non, je rigole.
C'est l'angoisse ce chien. Un mélange improbable de Droopy en fin de vie, Beethoven (le chien, pas le compositeur) atteint de psoriasis, et Milou passé entre les mains d'une esthéticienne sous acide.
Amuse-toi bien ! Je t’aime Déborah, tu es mon soleil ! lance ma mère depuis la salle de bain où elle se maquille.
Tandis que je sautille dans l’escalier, je réfléchis. Jamais ma mère ne m’a dit un truc pareil.
Le monde est flou. Soudain, je suis certaine que c'est la raison pour laquelle on pleure : s'extraire du monde qui nous fait souffrir. Les larmes brouillent les visages, les gens, elles protègent des méchants et de la réalité.
Si Baudelaire avait vécu ma vie, il aurait quand même une notion vachement plus aiguë de ce qu'est un spleen. Un putain de vrai spleen.
- [...] Ah, il y a autre chose, aussi. On m'a conseillé de faire du sport. J'ai repéré un cours de yoga dans le quartier. Tu aurais envie d'essayer?
Je l'examine, dans un parfait mimétisme de la truite broutant une algue au fond de la rivière.
Un troupeau de pignons perchés sur un banc s'envole et je prie pour que l'un d'eux ne s'oublie pas sur mon épaule. Ce genre d'incident est inscrit en lettres de feu sur mon karma. Si on réunit trois cents personnes choisies au hasard, qu'on les parque dans un enclos et qu'on balance un pigeon dessus, c'est sur moi qu'il se soulagera. J'appelle ça le théorème de la scoumoune.
Il fonctionne à tous coups.
Il faut que je l’accepte. Dans ma vie, rien ne sera jamais parfait.
« Je reprends Victor Hugo dans une sorte de bouillabaisse personnelle. Je suis transportée mieux que sur un tapis volant, mais je lui en veux. Hugo abuse grave. Il se fout de moi, il m’assassine, il me torture. Il est mort depuis longtemps, et pourtant, par un miracle un peu timbré, il est entré dans ma tête. Quand Marius fait les cent pas devant Cosette sur son banc, je me vois ignorant superbement Victor mais tremblant qu’il ne me remarque pas. Quand Marius pense que les moineaux sautillants se moquent de lui, je le comprends. Quand il fait semblant de lire, incapable de se concentrer parce que Cosette est de l’autre côté de l’allée, je le comprends. Quand il est ébloui, qu’il ne dort pas, qu’il « frémit éperdument », que « les palpitations de son cœur lui troublent la vue », je le comprends. Ou plutôt, Victor Hugo me comprends. Je pleure quand il clame que « s’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait. » »