« Quand j’étais petite (…) Ma mère m’aidait à installer mon matelas dans leur chambre, on lisait ensemble, et je m’endormais pendant que mes parents continuaient à bouquiner. Parfois, la nuit, je me réveillais et j’écoutais leur respiration. J’étais au cœur de la vie, de l’important, de l’essentiel, protégée, nous étions ensemble, soudés ; c’était magique. »
Soudain, je suis certaine que c'est la raison pour laquelle on pleure : s'extraire du monde qui nous fait souffrir. Les larmes brouillent les visages, les gens, elles protègent des méchants et de la réalité.
* Qui est Éloïse? *
Ma meilleure copine, la soeur dont j'ai toujours rêvé, une fille géniale. Bien sûr, madame Soulier, notre prof de S.V.T, ne partage pas mon avis. Elle a écrit sur son bulletin qu'Éloïse est "l'élève la plus nulle que j'ai jamais connue de toute ma carrière de professeur S.V.T. Un bocal à la place du cerveau. Elle mériterait d'être disséquée." Je m'en fous. J'aime son côté fêlé.
- Tu plaisantes? Erwann a un brocoli sous les cheveux! Sur sa planète, Victor Hugo est joueur de foot et Descartes a inventé la belote.
Demain, nous partons chez mamie Zazou, ma grand-mère paternelle en Bourgogne. Si Baudelaire avait vécu ma vie, il aurait quand même une notion vachement plus aiguë de ce qu'est un spleen. Un putain de spleen.
Elle pose dans ma main une brique.
Les misérables.
Quand je l'aurais terminé, Eloïse auta sûrement oublié Erwann et je pourrai reprendre ma vie d'avant. Vu l'épaisseur du tome 1, j'aurai aussi ma ménopause.
- Erwann, le frère de Greg, tu sais le beau gosse parti étudier la philo à la Sorbonne !
- Tu plaisantes ? Erwann a un brocoli sous les cheveux ! Sur sa planète, Victor Hugo est joueur de foot et Descartes a inventé la belote.
Éloïse sourit comme dans une publicité de dentifrice et court rejoindre l’homme au cerveau-chouquette : mou et plein d’air.
- [...] Elle ne veut pas me voir !
- Tu peux aussi l'envisager dans l'autre sens...
- Comment ça ?
- Elle ne veut pas être vue.
J'arrête de mâcher.
- Elle à honte, ne sait pas comment réagir.
Je n'avais pas pensé à ça, en effet.
Je me suis morfondue toute l'après midi, téléphone éteint, persuadée que ma mère ne m'aime pas. Moi-je, moi-je, moi-je.
"Je vous laisse imaginer le réveillon.
Les silences gênés, les yeux rougis de ma mère qui ne fait aucun effort, les œillades inquiètes de mamie Zazou, mon père qui me demande le sel d'une voix de cadavre.
Et cette peste de Charlotte qui balance ses épinards sur Isidore.
Je me lève, l'assiette à la main, contourne la table et flanque une taloche sur sa joue rebondie de bébé tout-puissant.
Mon oncle, mari de Janyce-avec-un-y, m'interpelle comme s'il était la statue du commandeur dans Don Giovanni.
Genre il m'effraie.
Je me baisse et offre mon foies-gras à Isidore, me redresse, exhibe un majeur bien dégagé, un majeur qui ne laisse aucun doute quant à mon message, et je monte me coucher."
Zoé