Mais si l'on n'a pas la moindre du cheminement à la fois singulier et chaotique de la Roumanie en ce début de XXe siècle, on ne peut pas saisir la portée de identification à laquelle Cioran s'est adonné: l'amour et le mépris démesurés qu'il ressentait pour son pays étaient indissociables de ceux qu'il éprouvait à l'égard de lui-même. Plus qu'un miroir, la Roumanie fut à ses yeux une projection géographique, historique et culturelle de soi. S'il lui est arrivé de vouloir à tout prix l'auréoler de grandeur, c'est qu'il avait intériorisé sa précarité native; son rôle de figurant à peine visible sur la scène du monde. L'orgueil de Cioran exigeait de la Roumanie qu'elle devînt fatalité, destin. Il voyait là deux naissances accidentelles qui se confrontaient en une seule nécessité - ou disparaîtraient à jamais. L'alternative ne souffrirait pas d'autre possibilité. De nos jours, on ne discute guère les enjeux d'une telle attitude: il faut pourtant s'y exercer, sous peine de ne garder du passé qu'une mémoire factuelle, amputée de la dimension humaine qui donne sens et vie
Que le "reflet populaire" de ce vitalisme philosophique ait pu - "en raison de la tendance bien allemande à exagérer dans l'irrationalisme" - conduire à un "dionysisme vulgaire et affadi" n'a aucune importance pour lui car, au-delà de la doctrine, seules comptent la "participation spontanée et irréfléchie à une mission historique", "la vibration" qui encadre chaque individu " de manière originelle dans la nation". Il le confirme:" Si j'aime quelque chose chez les hitlériens, c'est le culte de l'irrationnel, l'exaltation de la vitalité en tant que telle, l'expansion virile des forces, sans esprit critique, sans réserve et sans contrôle." Voilà donc ce qu'il souhaitera inspirer à la Roumanie: le désir de faire surgir, par la fanatisation et la contrainte, un sentiment d'unité nationale analogue à celui qu'il observe chez les Allemands et capable de déjouer la fatalité imposée par l'histoire aux petites cultures. Aussi est-ce bien la forme de la dictature hitlérienne qui mobilise en premier lieu son attention