Il ne dit pas à ses chers parents qu'il part, qu'il les aime mais qu'il part...
Il ne le dit pas non plus à ses amis. Ensemble, ils s'étaient promis de tout changer en Tunisie une fois que Ben Ali serait viré de la tête du pays. Mais il renonce à faire bouger les choses, il n'y croit plus, il préfère tenter sa chance tout seul « de l'autre côté ».
Il quitte la Tunisie pour l'Europe. Il n'a pas de plan, mais des espoirs : « Je peux juste te dire comment j'aimerais que ça se passe. J'espère trouver un travail rapidement. Gagner un peu d'argent. Puis ensuite retourner voir ma famille. Et acheter une belle maison sur les hauteurs de la ville, comme les Tunisiens que je connais qui sont partis sans rien et sont revenus riches. »
Il ne se fait pas trop d'illusions, c'est mieux.
Il ne s'envole pas, son voyage est beaucoup plus précaire et l'issue incertaine : « Tu réalises qu'à l'intérieur [de l'avion] il y a des gens qui font le même trajet que nous ? [...] Dans 30 minutes ils sont arrivés. Y en a qui font ça tous les matins. Ils montent dans l'avion, ils s'endorment... Quand ils se réveillent ils sont de l'autre côté. Rien ne leur a fait sentir qu'ils s'étaient déplacés. »
Il suit le parcours classique des migrants clandestins : un pécule pour le passeur (sera-t-il honnête, celui-là ? c'est la loterie), l'attente dans une salle fermée, le camion jusqu'au port, le petit bateau de pêche surchargé (de nouveau la loterie, les naufrages sont fréquents), sa terreur du monde sous-marin, l'arrivée à Lampedusa, les conditions d'accueil déplorables dans le camp de réfugiés : « J'espère que vous avez pas trop d'espoirs. Moi j'attendais rien. Et même là j'ai été déçu. Ce camp, c'est une catastrophe. Jamais on aurait imaginé ça. Ça pue la pisse. C'est comme si on vivait dans une décharge. Tout le monde dort dans des sacs plastiques. Ceux qui servent à emballer les cadavres. Les gens vont n'importe où pour dormir. Une fois par jour un ferry apporte à manger. Le camp est fait pour accueillir 800 personnes. Mais en tout on doit être environ 3 000. Voilà, c'est ça Lampedusa. C'est ça l'Europe. »
Nécessaire, sobre, accessible aux lecteurs adolescents. Une histoire semi-optimiste puisque le migrant arrive à destination, mais se rend vite compte auprès de ses pairs qu'il risque d'être longtemps bloqué dans un petit boulot crevant, mal-payé, et qu'il lui restera peu d'argent une fois le loyer payé, pas assez pour réaliser son rêve, en tout cas...
A compléter avec 'Eldorado' (Laurent Gaudé), 'Eux, c'est nous' (collectif), 'Refuges' (Annelise Heurtier), 'Paroles sans papiers' (collectif) et beaucoup d'autres ouvrages qui abordent la thématique des migrations clandestines sous différents aspects.
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Un album court mais très réussi, au dessin mi-réaliste mi-onirique très réussi, qui ne sombre pas dans le pathos mais livre une vision à la fois glaçante et heuristique du destin de ce que nous appelons "les migrants". Certaines cases sont fabuleuses, notamment lors de la "traversée". C'est à peine un récit, malgré des éléments de réalisme, plutôt une fable, mais une fable marquante. J'avoue avoir été bluffé par le talent et la capacité de restitution d'une réalité complexe du jeune auteur.
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Une BD forte par son sujet, intéressante par la composition originale de certaines planches et portée par un dessin qui fait savamment contraster l'obscurité des nuits en mer (...) de notre superficielle société de consommation.
Lire la critique sur le site : Sceneario
À l’heure où le nombre des migrants explose, il est bon de se mettre dans la peau des individus qui partent pour fuir l’insécurité (...). Reportages, romans et bandes dessinées s’y essaient et l’album de Lépold Prudon fait partie de ces tentatives réussies.
Lire la critique sur le site : BDZoom
- Je sais que tu t'en vas.
- Et ?
- Et tu me préviens pas ? Fils de pute !
- Tu me parles pas com...
- Ta gueule ! Qu'est-ce que tu fous ? Le régime est renversé ! Comment tu veux que le pays aille mieux si tout le monde se barre ? Lève-toi. T'as tout oublié ? On avait pas peur. On était prêts à tout pour que les choses changent en Tunisie. Toi aussi tu t'es battu pour ça ! T'as oublié ce que tu nous disais tout le temps ? "Quand on aura viré Ben Ali", tu disais... Quand on l'aura viré, tout ira mieux. Quand on l'aura viré, on sera libre... Quand on l'aura viré, on pourra faire de la Tunisie ce qu'on veut... Eh ben ça y est ! On l'a fait ! C'est maintenant que tout va changer ! Maintenant c'est l'heure de reconstruire !...
- C'est des conneries. Que je reste ou non, rien ne changera.
- Mais t'espères quoi ? Tu crois que t'auras la belle vie là-bas ? Tu seras seul, tu trouveras rien de mieux qu'un job de merde, qu'un logement de merde. Voilà ce qui se passera. Je te le dis parce que t'es mon pote.
- J'ai pas de pote. Tu parles, mais qu'est-ce que t'en sais ? T'es parti, toi ?
- Ce que je sais c'est que la semaine dernière un bateau de pêche a coulé. La moitié de l'équipage est mort. Lève-toi !
- Tu crois que je le sais pas ? Tout le monde est au courant. Qu'est-ce que ça change ?
- Ça change que tu vas crever ! Gros con !
- Fous-moi la paix...
(p. 8-11)
[Lampedusa]
- Vous êtes là depuis longtemps ?
- Ça fait presque 15 jours. Crois-moi, dès qu'on peut se casser d'ici, on le fait...
- Comment on se casse d'ici ?
- Il y a un ferry qui fait la navette avec le continent tous les jours. Il faut qu'on monte dans ce bateau. Après, on va se retrouver dans d'autres camps. De là, il faudra s'enfuir pour rejoindre Milan. C'est là que se trouvent les passeurs qui nous emmèneront en France. Après, c'est une autre histoire.
- Moi j'ai un oncle qui vit en banlieue à Paris. Il pourra nous aider, Momo et moi, et vous aussi, peut-être...
- Tout ça on verra. On se débrouillera tous ensemble. Pour l'instant il faut se soutenir ici, tout de suite. On a fait le plus dur, on a traversé. On a plus à craindre la mort. Alors sûrement ça va être difficile mais ça ira. Il faut avoir la bonne attitude. Ici les gens réagissent de différentes façons. Certains se transforment en animaux. C'est les plus affamés, ceux qui sont à bout de nerfs. Ils doivent rien à personne, personne leur doit rien. T'entendras pas un mot sortir de leur bouche. Tu sais même plus à quel espoir ils s'accrochent. Et puis il y a ceux qui s'entraident, comme nous. Ceux qui disent : 'On était ensemble là-bas, on reste ensemble ici.' Vous savez, les naufragés, les Erythréens : eh ben personne les connaît. Leurs cadavres seront jamais identifiés. On est comme eux. A leur place, personne nous reconnaîtrait. On doit tout reconstruire à partir de rien. Et ça, tout seul, c'est impossible.
(p. 54-57)
Désormais, la Police des Frontières surveillera les accouchements pour lutter contre l'immigration clandestine.