Un autre et, forcément, une sorte de traître. Que fait Agnès, en effet, lorsqu'elle retire la clef de contact pour répondre à l'appel du paysage? Elle coupe le fil de sa vie présente, elle introduit une parenthèse dans la suite des actions et des pensées qui lui permettaient de diriger son existence; elle se désolidarise d'elle-même et se trahit. D'une certaine manière, elle trahit également les siens qui l'attendent à Paris. Or cette trahison repose toute sur le simple fait de s'arrêter, de ne plus avancer sur la voie tracée et, comme le coureur épuisé qui abandonne, d'effectuer ce pas de côté qui, le délestant de toute hâte, lui ravit à la fois la victoire et la défaite. À l'égard du monde comme à l'égard d'elle-même et de son destin, Agnès se retrouve subitement hors jeu, dans la position de la retardataire, de l'exilée, de l'absente. Elle n'est plus là; la voiture est vide et comme morte dans le parking de l'hôtel; ne restent plus, partout, que le calme et la plénitude indéchiffrables des montagnes. Tout peut maintenant advenir.
Agnès, en un mot, devient la lectrice des montagnes. Car lire, ce qui s'appelle lire, commence toujours par cette immobilization, ce consentement de l'esprit et de l'imagination à leur propre abandon, voire à leur servitude, c'est-à-dire au renversement du pouvoir que nous nous attribuons habituellement sur nos idées, nos projets, nos besoins, notre existence même. Le lecteur veritable (s'il existe encore) est toujours ce «lecteur oisif» auquel s'adresse le prologue de Don Quichotte, un lecteur qui a pris congé de ses affaires et de ses buts, qui a interrompu sa course et qui, «empêché de s'en aller» par la beauté qu'il a sous les yeux, se met en retard sur lui-même et sur tout ce qu'il avait voulu et prévu. Ouvrir un livre, se laisser «encercler» par un livre, ou se placer dans la position d'être soi-même «lu» par un livre, du moins si ce livre est un roman, demande d'abord que l'on «descende de voiture» , c'est-à-dire que l'on écarte non seulement, comme le stipule le pacte de la fiction, du réel familier qui nous environne, mais aussi, et plus fondamentalement encore, de notre histoire personnelle, de nos allégeances sociales, politiques, affectives, de nos «recherches» et de nos théories, de notre identité même, si cela est possible. Sans cet abandon, sans cette «distraction» initiale, aucune lecture ne peut avoir lieu, aucune découverte ni aucun émerveillement, mais seulement la réitération de ce que nous savions, voulions et étions déjà. Comme l'Agnès qui cède aux montagnes n'est plus l'Agnès qui tout à l'heure était pressée de filer sur Paris, de même le je qui lit est toujours un autre.
Un autreet, forcément , une sorte de traître...
À l?occasion de la parution de son nouveau roman, Un lien familial, Nadine Bismuth s?entretient avec l?essayiste et éditeur François Ricard. Petite incursion dans l?atelier d?écriture d?une écrivaine qui sonde l?âme de ses contemporains avec talent, perspicacité et sensibilité.