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Critique de Charybde2


Un thriller fantastique endiablé pour un troisième roman de résistances mythologiques foisonnantes et convergentes.


Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/16/note-de-lecture-sorrowland-rivers-solomon/

Pas de note de lecture pour ce « Sorrowland », troisième roman de Rivers Solomon, publié en 2021 et traduit en français en 2022, toujours par Francis Guévremont et toujours chez Aux Forges de Vulcain : l'article que je lui consacre est à lire dans le Monde des Livres daté du vendredi 15 juillet 2022, ici. Si je n'ai pas résisté au plaisir de reproduire ci-dessus la citation illustrant l'article dans le quotidien du soir, et d'en proposer quelques autres ci-dessous, le reste des commentaires sur cette page de blog sont donc plutôt à considérer comme des notes de bas de page vis-à-vis de l'article principal, incluant éventuellement quelques bribes (n'ayant pas été utilisées telles quelles) de mon entretien à Paris avec Rivers Solomon il y a quelques semaines.

L'un des traits saillants de ces 500 pages, qui empruntent cette fois davantage les codes de l'horreur gothique et du thriller d'espionnage (en un cocktail particulièrement réjouissant, la composante thriller proposant un mix redoutable de classique Robert Ludlum – les super-héros solitaires ne sont pas toujours où l'on croit – et de minutieuse fiction documentaire à la Dana Spiotta – lisez « Eat the Document ») plutôt que ceux de la science-fiction interstellaire ou de la fantasy mythologique, est leur foisonnement thématique, appuyé dans certains chapitres, beaucoup plus discret dans d'autres. Si l'on ose un glissement stylistique (mais oui !) du côté de ce que les universitaires anglo-saxons appellent, pour le meilleur et pour le pire, la « French Theory », particulièrement familière à Rivers Solomon, avec son master de Stanford en études comparatives raciales et ethniques, « L'incivilité des fantômes » et davantage encore « Les abysses », regardent vers Jacques Derrida et ses flèches métaphoriques acérées, là où « Sorrowland » lorgne beaucoup plus manifestement vers les rhizomes de Gilles Deleuze et Félix Guattari (et pas uniquement par la présence officielle dans le texte, le moment venu, de mycélium).

La notion même de « sensitivity reader » demeure controversée aujourd'hui, tout particulièrement en France, alors qu'il semble plutôt normal et logique de s'assurer d'un minimum de respect et de vérisimilitude lors du traitement de sujets sensibles du point de vue des personnes directement concernées – sans préjuger naturellement des choix artistiques qui seront faits, en toute connaissance de cause, par les autrices et les auteurs in fine. On pourra noter ainsi que si Rivers Solomon réalise à l'occasion des consultations pour des collègues sur les sujets d'afro-américanisme et de troubles du spectre de l'autisme, pour lesquels sa légitimité semble indéniable, il ne lui a pas fallu un instant d'hésitation pour s'assurer à son tour d'une lecture sensible extérieure sur les questions amérindiennes et de troubles de la vision liés à l'albinisme, qui jouent un rôle essentiel dans « Sorrowland ».

D'une manière qui ne faisait pas jusqu'ici partie de son ADN observé, Rivers Solomon est aussi capable d'une belle dose d'humour (même s'il s'agit souvent d'humour noir), jouant soit des étrangetés de point de vue que lui permet son personnage principal, soit d'une forme d'anachronisme de tonalité que ne renieraient peut-être pas les Wu Ming (avec lesquels se partage de facto ici une certaine conception du lien combattant entre le politique et le littéraire) de « L'Oeil de Carafa » ou la Marie-Fleur Albecker de « Et j'abattrai l'arrogance des tyrans ».

Comme dans les deux romans précédents, l'enjeu principal ici, au service duquel les moyens littéraires, aussi malléables que possible, doivent se mobiliser, est bien l'élaboration de contre-narrations au sens de John Keene, comme l'illustrent ailleurs un Colson Whitehead et un George Saunders (que je cite logiquement, après échange avec Rivers Solomon – qui apprécie tout particulièrement l'auteur de « Grandeur et décadence d'un parc d'attractions » -, dans l'article du Monde des Livres cité en introduction de cette « note »), ou encore une Nalo Hopkinson (également l'une des autrices favorites de Rivers Solomon, et dont on ne peut que regretter à nouveau qu'elle soit aussi peu traduite en France) et, bien entendu, une Octavia Butler, dont la stature de pionnière d'un afro-futurisme résolument littéraire ne cesse désormais de s'affirmer.

On notera également que par rapport aux deux romans précédents, « Sorrowland » marque certainement un point d'inflexion dans le nombre d'ambiguïtés dialectiques proposées à la sagacité de la lectrice ou du lecteur, du couple réassurance /endormissement (ou pire) de la religion (surtout dans sa déclinaison nord-américaine évoluant si souvent à la limite de la secte) à celui émancipation individuelle / lutte collective (si joliment incarné ici au sein du duo formé par l'Afro-Américaine Vern et l'Amérindienne Gogo), en passant par l'opposition ville-civilisation / forêt-sauvagerie qui, tout en jouant autour des figures mythiques de l'esclave en fuite et de l'enfant sauvage, force la question-clé : « qu'est-ce qu'être sauvage de nos jours ? », pour ne citer que quelques-unes des mécaniques de réflexion par opposition mises ici en oeuvre par Rivers Solomon.

Assumant pleinement ses visées et ses ambitions politiques dans un contexte marqué par l'urgence à laquelle est désormais confronté « Black Lives Matter », parmi d'autres mouvements de défense des minorités bafouées ou menacées, « Sorrowland », tout en gardant les aspects joueurs et efficaces que lui permet le recours habile à l'arsenal des « mauvais genres », marque une nouvelle étape décisive dans le développement littéraire de Rivers Solomon, pour notre plus grand plaisir complice – et notre soutien un peu plus qu'implicite à tous ces éveils et travaux mémoriels si nécessaires.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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