Dernière visite à ma mère

La distance entre nous ne se calcule pas de façon kilométrique, elle s'est tissée de choses jamais dites ou que nous disons mal. Elle se compte en années obscures comme on dit des années-lumière. L'obscurité est une unité de mesure, chez nous.

Ce qui est trop près de nous, on ne le voit pas bien.

Partir, à quarante ans, ça promet l'aventure. A quatre-vingt-trois ans, ça résonne autrement. C'est plutôt le mot "fin" qu'on entend.

Cette maison, c'était un livre ouvert, qui racontait cinquante ans de ta vie, de la nôtre.

Ils avaient fait le job, comment leur en vouloir. Aucun médecin n'est formé pour laisser mourir son patient sans rien faire.
"Je ne provoquerai jamais la mort délibérément." C'est ce que dit le serment d'Hippocrate.
C'est sans doute la raison pour laquelle Ehpad et hôpitaux sont remplis d'êtres aux corps souffrants, aux esprits laminés, qui ont tout perdu de la vie, sauf la vie elle-même. p.111

Dans ma famille, c'est la tête ou le cœur, en principe. Crise cardiaque ou AVC. Lignées de tragiques marins, de pathétiques capitaines, ce sont toujours ou presque nos vaisseaux qui nous lâchent.
Certains de mes aïeuls se sont écroulés brusquement à la fin d'un repas, frappés d'apoplexie, comme on disait alors. Mort brutale, mais belle mort.
Aujourd’hui, on sauve les gens, au lieu de les laisser partir. p.110

Et je déteste plus que tout l'infantilisation, le déni, le pluriel, l'amalgame, tous ces vieux enfermés dans le même panier, Ils sont tous comme ça, quand ils n'ont pour seuls points communs que leur âge et leur dépendance.
Tu ne t'es pas adaptée, tu as renoncé, c'est tout. p.54

Je me vois peu à peu réduire mon périmètre, aller moins loin et moins longtemps, marcher avec une canne simple, puis une canne tripode, un déambulateur.
Me relever de mon fauteuil avec mille difficultés.
Répéter sans fin les mêmes histoires comme un vieux vinyle rayé. p.35

Pour mes soixante-deux ans, ce sera encore pire.
Les mots seront partis l'un après l'autre, dans le courant de plus en plus puissant de la démence, comme la terre d'un talus lentement éboulée. Remplacée par les cris.
Nous serons arrivés au temps des questions sans réponses, de l'attention difficile à capter, paupières lourdes, sommeil profond, regard absent.
Mais du fond de cette absence, tu seras encore présente.
Nous serons dans le "mieux que rien".
Et puis viendra le temps du rien. p.27

Peut-on prétendre aimer la vie, quand on n'est pas capable d'apprécier un bon plat ? p.24