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Citations sur Le lit défait (75)

Les petites collines de la Touraine étaient baignées de la lumière douce, oblique et jaune de septembre, les tuiles viraient au mauve sur les toits, et dans la beauté de tous ces rouges et de tous ces jaunes, peu à peu intercalés dans le vert déjà vaincu de l'été, une sorte de mélancolie se glissait. L'hiver était proche. Et l'hiver faisait peur à Édouard. L'hiver pour lui c'était la ville, les autres, le bruit et la fureur. Il n'avait jamais passé d'hiver avec Béatrice. La première fois qu'il l'avait connue, c'était au printemps, un printemps qui s'était achevé par sa défaite, et il l'avait retrouvée aussi au printemps. Cela faisait presque trois saisons maintenant qu'il partageait avec Béatrice, et il se demandait pourquoi la quatrième lui faisait si peur.
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Il y eut le bruit de déchirure habituel ; elle se retrouva en pleine lumière devant ces visages pâles, dans le noir, devant cette masse confuse et anonyme. Elle respira à fond, lança d'une voix claire sa première réplique. Elle abandonna le piano où elle s'appuyait. Elle marcha vers son partenaire. Et alors, elle sut : le bonheur, la liberté, l'invention, la sincérité, la force, tout lui était rendu d'un coup. Son cœur ne battait pas de peur, mais il battait sous une autre pulsion très différente de celle du désir, de la fatigue ou de l'ambition – son cœur battait à un rythme nouveau, profond et régulier. Il battait fort, sa voix sonnait juste et enfin, enfin elle disait sa vérité ! L'impression de mensonge, de rêve éveillé, de sentiments contradictoires, de nostalgie qui composait le fond, le décor de sa vie ordinaire, avait disparu ; en face d'elle, tous ces visages s'étaient fondu en un seul, le seul qu'elle aimât puisqu'elle ne lui devait rien et qu'elle ne le reverrait jamais. Et ce visage exigeait d'elle qu'elle lui mentît, qu'elle le fît rêver, rire ou pleurer, ce visage, bref, exigeait tout d'elle, sauf la « vérité ». Cette vérité banale, arbitraire et sans charme qu'avaient toujours sollicitée d'elle, et toujours en vain, ses parents, ses amis et ses amants. Tout au contraire, cette imposture forcenée et totale qu'était son rôle ne le serait jamais assez pour ces gens lointains et proches : son public. Elle serait toujours en deçà de leur exigence. À travers ces mots écrits par un autre, à travers ces gestes décidés par un autre, et devant ces autres qu'elle ne connaissait pas, elle pouvait enfin être elle-même. Et elle disait « Je t'aime » mille fois plus sincèrement à son partenaire (pédéraste notoire) qu'elle ne l'avait jamais dit à un de ses amants. Et ces meubles faussement anglais, loués au mois et vides vingt-deux heures sur vingt-quatre, lui étaient plus familiers que sa propre maison ; et le ciel peint sur une toile, à travers la fausse fenêtre, reflétait un vrai beau temps. Et quand elle dût, selon le rôle de Claire, partir à reculons en abandonnant ce décor minable, c'est d'une voix réellement déchirée qu'elle s'entendit demander à son partenaire de s'occuper chaque jour à sa place de la plante verte en plastique. N'aimant rien de ce qu'elle voyait, ni ce jeune homme brillantiné, ni ces faux meubles, ni ces objets d'emprunt, elle se sentait néanmoins saisie pour eux et pour leur provisoire, leur factice même, d'un amour sauvage et irremplaçable.
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La colère allait bien à Béatrice, elle semblait plus rose, plus noire, plus dangereuse encore ; et surtout elle semblait plus vraie que toutes les théories de Kurt. Seulement, un vieux souvenir se plaignait en lui, qui englobait la confiance de Kurt, des années auparavant, son aide, ses conseils, les répétitions et leurs espoirs. Et si les tentatives abstraites de Kurt l'exaspéraient, les recettes concrètes des mondains, elles, le dégoûtaient. Au fond, il ne savait pas qui il était, ni de quel bord. Et pourtant il savait qu'il devrait un jour, au milieu de tous ces tourbillons opaques, ces fausses vérités et ces demi-mensonges, dessiner de lui-même – à Paris ou ailleurs – une image précise.
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Tu viens d'une famille de notaires de province, Édouard, disait-elle, et Kurt d'une famille d'avocats en Allemagne, non ? Moi, je viens d'une famille de petite, très petite condition à Paris, et dont j'ai toujours voulu m'échapper. Je connais mieux « le peuple », comme il dit, que Kurt. Et en plus, quand il fait des pièces pour « le peuple », le peuple y a l'air minable et accablé. Et ça l'agace, le peuple ! Les gens, en général, n'ont que trente années décentes, à vivre. Et ils le savent.
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Ils allaient rentrer à Paris et il allait écrire. Ce pays de soleil ne le poussait pas vers sa pièce, mais au contraire, l'en détournait. Il aurait dû se sentir très bien dans cette belle villa déjà déserte ; mais il s'y sentait en fait plutôt accablé. Pour écrire, il lui fallait des ciels brouillés, changeants, des chambres de passage, des après-midi ternes ou des nuits sans sommeil. Pour lui, les mots surgissaient des cendres tièdes et non pas des flammes.
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Sa trahison de la veille lui semblait tout à coup rassurante : elle avait pu le tromper, il avait pu l'accepter, et que cela se résolve ainsi signifiait que ce n'était pas de là que pouvait naître l'irréparable.
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À présent qu'ils étaient seuls, il distinguait mieux les petites rides sur le visage de Jolyet, aux commissures de la bouche, à l'angle des paupières, une série de petites attaques, de cicatrices qui ne semblaient pas dues à la vieillesse mais à quelque chose d'autre, peut-être à l'habitude, trop vite contractée, de souffrir en douce.
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Édouard était lui-même si loin de la notion d'ennui, chaque instant lui paraissait si fragile et si intense, qu'il n'avait jamais songé à se demander ce que Béatrice qui, elle, tenait les rênes du Destin, pensait de leur solitude à deux. Peut-être le trouvait-elle un peu plat, fade, en dehors de l'amour, et peut-être cette impression de tendresse et de rire partagés n'existait-elle que pour lui. Il était bien possible, en effet, qu'elle s'ennuyât. Si un condamné à mort, ne s'ennuie jamais, peut-être le bourreau bâille-t-il, lui, avant de se décider.
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Il arrivait parfois dans ces moments-là, soit qu'elle fût touchée par grâce de l'instant, soit que la félicité d'Édouard fût contagieuse, que Béatrice se retournât vers lui et lui dise « Je t'aime ». Il souriait alors, mais ne la croyait pas. Ces mots d'amour lui semblaient délicieux, certes, mais comme extraits d'une comédie démodée, ancienne, et qu'il aurait écrite cinq ans auparavant, un jour de folie. À la limite, Béatrice lui semblait jouer faux. Le fait qu'elle ne l'ait pas aimé une fois interdisait formellement qu'elle puisse l'aimer à présent. Il ignorait que l'on peut revenir sur ses indifférences aussi bien que sur ses amours. Il ignorait que le temps s'amuse à ces petits jeux bizarres, à ces retournements qui stupéfient toujours leurs témoins ; et qu'on peut se retrouver, un soir, mort de désir, devant celui ou celle que l'on souhaitait au diable, dix ans plus tôt. Néanmoins, ces mots, comme elle les lui disait quand même très rarement, il éprouvait une sorte de bonheur désespéré à les écouter, à les lui faire répéter, voire à les lui faire jurer. Il se disait, « Ce n'est pas vrai », n'étant pas assez lucide pour se dire : « C'est trop tard. » Car alors, il eût dû s'expliquer à lui-même pourquoi c'était trop tard – après tout, il était là et il l'aimait ! Mais à cela, il n'avait pas de réponse.
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Il ignorait encore que la mémoire n'a pas de ces esthétismes, que la mémoire n'a pas bon goût, et que l'image, pour lui, du bonheur perdu, ce serait une image anonyme et sans intérêt évident : Béatrice se retournant vers lui, par exemple, avant d'entrer dans un taxi. On ne se rappelle jamais, quand quelqu'un ne vous aime plus, sa voix, avant, disant « Je t'aime » ; on se rappelle sa voix disant « Il fait froid, ce soir » ou « Ton chandail est trop long ». On ne se rappelle pas un visage bouleversé par le plaisir, on se rappelle un visage distrait, hésitant, sous la pluie. Comme si la mémoire était, tout autant que l'intelligence, délibérément insoumise aux mouvements du cœur.
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