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Critique de Charybde2


Brillante et violemment astucieuse, une démonstration hallucinante et joueuse de la place opérationnelle indispensable de la littérature dans le monde.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/01/22/note-de-lecture-la-plus-secrete-memoire-des-hommes-mohamed-mbougar-sarr/

Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais d'aujourd'hui (de 2018, en pratique), évoluant « dans le milieu littéraire de la diaspora africaine de Paris – le Ghetto, comme l'appelaient certaines langues de pute dont la mienne », tombe un peu par hasard sur un livre mythique de 1938, qu'il avait effleuré de sa curiosité lors de sa jeunesse dans un internat militaire près de Dakar, « le Labyrinthe de l'inhumain », publié en 1938 par un certain T.C. Elimane, « livre dont le destin a été frappé au coin de la singularité tragique », comme le précisait le fort scolaire mais solidement exhaustif « Précis des littératures nègres » (« une de ces increvables anthologies qui, depuis l'ère coloniale, servaient d'usuels de lettres aux écoliers d'Afrique francophone »). Sous le regard d'abord quelque peu dubitatif de Musimbwa et de Béatrice Nanga, ses amis aussi passionnés et excessifs que lui au sein du « Ghetto », le voici lancé dans une quête forcenée pour retracer le mystère résiduel et résistant de cette oeuvre et de son auteur, de son intrication dans deux guerres mondiales, dans les constantes mobiles du colonialisme et de ses modalités de succession, voire dans le statut même de la littérature, avec pour guide, mentor et initiatrice la figure altière et joueuse de Marème Siga D., la grande autrice émancipée de la génération afro-européenne précédente, quête obsessionnelle dont les ramifications le conduiront aussi du côté de l'Argentine d'Ernesto Sabato et de Witold Gombrowicz, le tout sous le signe secret des « Détectives sauvages » de Roberto Bolaño, figurant sans ambages en exergue de l'ensemble de l'ouvrage « réel » dont il est ici question.

Co-publié en 2021 par les éditions Philippe Rey et par les éditions Jimsaan, couronné par le prix Goncourt, « La plus secrète mémoire des hommes » est le quatrième roman de Mohamed Mbougar Sarr. S'il s'inspire sans ambages de l'étrange destin, non pas de Wangrin, mais de Yambo Ouologuem – à qui l'ouvrage est dédicacé – et de son roman « le devoir de violence » de 1968, couronné par le prix Renaudot avant d'être accusé de plagiat et envoyé aux gémonies tandis que son auteur, après l'ultime feu d'artifice de « Lettre à la France nègre » (1969), rentrait à Sévaré (au Mali) et s'y faisait quasiment oublier jusqu'à son décès en 2017, il ne s'agit certainement pas ici d'une simple mise en roman de la biographie d'un écrivain maudit de la littérature africaine, mais d'une visée plus complexe, plus subtile et plus totalisante : le jeu de transpositions / mutations organisé par Mohamed Mbougar Sarr, et notamment le choix de 1938 (et de son racisme colonial beaucoup plus frontal) plutôt que de 1968 (où sous l'ambigu soleil des indépendances, la mise en récit d'une large collaboration de certains pouvoirs africains traditionnels à la logique de l'esclavage sera au moins aussi honnie en Afrique que l'intertextualité et le collage froidement réputés plagiats le seront en France, avant qu'il ne revienne, 22 ans plus tard au « Monné, outrages et défis » d'Ahmadou Kourouma d'enfoncer cette fois le clou dans l'espace indiqué), ou encore le fabuleux détour par l'Argentine en terre de tous les exils et par la traque aux criminels de guerre nazis qui peut s'y fonder (Roberto Bolaño n'étant bien ainsi jamais très loin), tout comme un recours aux limites du fantastique que ne renierait peut-être pas le Koffi Kwahulé de « Monsieur Ki », nous en convaincrait à lui seul presque immédiatement.

Si T.C. Elimane n'est donc pas ici exactement Yambo Ouologuem, que l'impressionnante Marème Siga D. n'est pas non plus précisément la grande Ken Bugul (même si les traces et hommages au « Baobab fou » ou au « Aller et retour » sont bien là), ni l'ami Musimbwa le fougueux Fiston Mwanza Mujila, et que les présences de Gauz ou de Sami Tchak (dont le formidable et tout récent « le Continent du Tout et du presque Rien » constitue la parfaite lecture parallèle à celle-ci, nous y reviendrons prochainement sur ce même blog), parmi bien d'autres, sont davantage traitées en ombres chinoises qu'en portraits, c'est bien que Mohamed Mbougar Sarr ne nous propose pas ici le moins du monde un roman à clés, du plus quelconque au plus sophistiqué (ou alors de manière très joueuse entre piques et hommages), mais quelque chose qui à certainement beaucoup plus à voir avec les questionnements fondamentaux d'un autre « Musée de l'inhumanité », celui de William Gass, et avec la place structurante et non uniquement artistique que tient la littérature dans l'équilibre mental et politique du monde – bien au-delà de ses acteurs immédiats et de ses actrices directes.

D'Amsterdam à Paris et de Buenos Aires à Dakar, de vie de village au fond de la campagne sénégalaise aux tranchées de la première guerre mondiale, d'aventure ambiguë en criminalité nazie, Mohamed Mbougar Sarr mobilise un formidable arsenal qu'il sait rendre à chaque page étonnamment harmonieux et follement intrigant. le grand Lyonel Trouillot, lors d'une rencontre de 2013 à la librairie Charybde (à écouter ici) à propos de sa « Parabole du failli », rappelait en substance qu'il n'y avait pas de vraie littérature si elle était incapable d'assumer sa dimension universelle derrière ses incisions particulières, et si elle ne proposait pas une actualisation collective par delà les destins individuels. Gageons ainsi que cette « Plus secrète mémoire des hommes » en constitue une démonstration particulièrement ardente et réussie. Et enfin n'oublions jamais l'une des plus importantes recommandations contenues dans l'ouvrage : « N'essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre ».
Lien : https://charybde2.wordpress...
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