Avant-hier soir, allongé sur le lit, le poste radio dans les mains à la recherche d'une station écoutable, c'est à dire audible, j'agite l'antenne de haut en bas pour trouver le bon angle qui permettra d'avoir une écoute acceptable, sans trop de grésillements.
La porte s'ouvre, elle me voit le bras en suspens, comme paralysé par la tâche.
- Arthrose ou gainage ?
- Gym sonique !
Position inconfortable pour le confort de l'écoute, vais-je devoir faire l'âne pour avoir du son ?
Me revient en mémoire le pavé trouvé à la médiathèque lors d'un désherbage littéraire, garanti sans glyphosate.
Il s'intitule «
Le paysage sonore, le monde comme musique ».
C'est l'occasion de le ressortir, de la pile en équilibre, en évitant de faire tomber les autres, les en attente et les lus, dont Hamnet qui trône au sommet, ce qui ferait beaucoup de bruit pour rien.
Dans cette ambiance vespérale de fin de soirée, un crash de bouquins ferait du boucan, romprait le charme. Heureusement, je l'atteins et le fais glisser entre ses voisins somnolents, sans que la pile, sans énergie, s'affale.
Le silence assourdissant peut continuer de durer.
Paru en 1977 sous le titre « The Tuning of the World », cet essai du compositeur
Raymond Murray Schafer est une première dans la transcription de la vie sonore de notre monde.
Le musicologue a entrepris de remettre les sons à leur place, de faire une mise au point - tuning - comme j'essayais de trouver la bonne longueur d'ondes en déplaçant l'antenne.
Il parle de « soundscape », contraction de landscape et sound, ce qui a donné le paysage sonore. C'est donc une histoire et une philosophie du monde sonore qu'il nous propose.
Ecouter le monde, pour ne plus jamais l'entendre de la même façon.
Se mettre en pause, faire silence, se concentrer sur ce qui passe inaperçu dans l'environnement sonore habituel.
Dans le silence, on n'entend plus que l'essentiel.
Au moment où j'écris cette phrase, je viens de mettre en pratique cette activité où je me semble être inactif. Un peu de douceur dans ce monde de brutes, une minute d'écoute en essayant de ne pas réfléchir, fermer les yeux pour mieux capter les sons, juste attendre, écouter, enregistrer pour se souvenir.
Quatorze heures et des poussières, la pendule bat la mesure, le réfrigérateur meugle tel une vache attendant l'heure de la traite, une poule réclame sa pitance habituelle, une mouche tape sur un carreau, une voiture passe dans la rue, la cafetière claque en refroidissant, un volet tape à deux reprises contre un mur, puis le bruit de la pluie sur la terrasse, et là, ensuite, je sursaute !
Un coup de tonnerre inattendu, il me fait ouvrir les yeux, les branches s'agitent à travers la fenêtre, du bleu et du gris, le temps n'est pourtant pas à l'orage, un deuxième coup de tonnerre, celui-ci ne m'a pas fait la même impression, je devais m'y attendre, un chien aboie, puis le croassement d'une corneille, je m'aperçois que je ne fais plus attention au son régulier de la pendule, mais si, puisque je le remarque, l'habitude me joue des tours, stop pour l'écoute forcée, je note par des mots ce que j'ai entendu.
Là, je sens que certains d'entre vous pensent que j'en rajoute, le tonnerre pour faire genre, comme le hululement de la chouette dans les bandes son des films pour les séquences en pleine nuit. Pourtant, ça s'est produit, il n'y a pas eu d'orage, c'est redevenu bleu dehors, une minute particulière, peut-être qu'une autre aurait été plus calme, va savoir.
L'auteur commence son propos par les premiers paysages sonores, la mer, l'eau, le vent, puis le chant des oiseaux, les insectes, les baleines, c'est assez pour les bruits de la vie. Il continue avec les sons de la campagne, puis ceux de la ville, jusqu'au paysage post-industriel avec toutes les manifestations sonores de plus en plus bruyantes.
Ensuite, il analyse. Notation, classification, perception, symbolisme, et enfin le design sonore, rythme, tempo et silence.
Comment percevoir ce paysage sonore ? C'est là qu'il oppose le hi-fi au lo-fi. Dans un contexte naturel, le signal bruit est bas pour que chaque son puisse être entendu clairement. Dans un contexte d'urbanisation, l'information acoustique est trop dense et perturbe la perception.
Pour lui, la nature est une immense composition musicale, avec une harmonie entre les sonorités, et surtout entre les sons et celui qui les écoute.
Le niveau du son a augmenté au fil des activités humaines, jusqu'à devenir insupportable. le paysage sonore s'est dégradé et est devenu inhumain, dérangeant pour nos oreilles.
« Lorsque l'environnement, comme aujourd'hui, atteint une dégradation telle que la voix humaine y est masquée ou submergée, nous avons produit un environnement inhumain. Lorsque les sons violentent l'oreille au point de lui faire, physiquement, courir un danger ou de l'affaiblir psychologiquement, nous avons produit un environnement inhumain ».
Nous avons perdu en qualité du son, mais pas en quantité. Plus il y a de sons, plus il y a de bruit. Et c'est là que le bât blesse, le tympan se fissure, à cause de la quantité et du niveau des sons.
M'sieur Murray Schafer nous invite à rééduquer l'oreille, à réhabiliter l'ouïe, sans pour cela devenir royaliste.
Apprendre à écouter, faire entrer le son dans les programmes éducatifs, partir des bruits urbains « désharmonisés » pour les rendre audibles et fréquentables.
Ainsi, le jingle de la SNCF a été créé en mode mineur pour rappeler les locomotives qui allaient au charbon et pour sortir du train-train quotidien du bruit des roues sur les rails. ( Pffft ! Ça siffle dans mes oreilles, mais ça groove un max, c'est en- train-ant ). N'a-t-il pas été repris par
David Gilmour pour en faire le thème d'une de ses chansons ?
Les sons participent au portrait d'une société. Les écouter pour les connaître permet de mieux comprendre notre environnement et contribue à l'apprécier. Ne dit-on pas que la musique est le traitement humain des sons ?
Le monde comme musique, être à l'écoute, passer du lo-fi au hi-fi, se passer des écouteurs, redécouvrir la nature du son.
Entre 2020 et 2021, ce fut possible. Faut-il planifier des plages de confinement pour retrouver l'harmonie ?
Je vais m'arrêter là. Comme le dit
MC Solaar, « Le silence est d'or, alors je me tais ».
Je remets le livre en place, délicatement, quelque part entre « Le bruit et la fureur » et « Le silence de la mer ».
Et j'écoute.
The sound of silence.