DES MERS PAS PERDUES POUR TOUT LE MONDE !
Au milieu de l'hyper-production (romanesque ou bédéphile) contemporaine, de ses couvertures calibrées au cordeau, de son marketing impitoyable, de ses classements par genres, publics-cibles et thématiques précises, fastidieuses mais efficaces, le tout élevant au rang d'art de pitoyables objets industriels plus ou moins consommables et éphémères a contrario de ce qui, jadis, relevait de la création artistique et littéraire plus ou moins artisanale, plus ou moins pertinente et réussie mais jamais à ce point consommable ; au beau milieu de ce charivari insensé, consumériste en diable, existent encore, bien heureusement, de ces livres inclassables, improbables, gentiment fous et inaltérablement beaux.
Indéniablement,
Les Mers perdues est de ces raretés-là.
Mais qu'en est-il un peu plus exactement de cet ouvrage ?
Né d'une collaboration entre deux maîtres dans leurs genres respectifs - l'écrivain français
Jacques Abeille pour le long et beau texte, le dessinateur belge, et baron par la grâce de Sa Majesté Albert II (sic!),
François Schuiten, ce très beau livre aux allures, quant à son format, de bande-dessinée destinée à un public plutôt adulte (on est dans les dimensions habituelles des albums du cycle "Les Cités obscures"), nous embarque pour un long et étrange voyage conté par le plumitif de cette aventure vers les rivages lointains d'une civilisation presque aussi mythique que morte.
C'est sur la proposition d'engagement d'un commanditaire aussi fortuné que mystérieux que notre narrateur va se lier aux autres membres de cette bizarre expédition, dont il ne sait d'abord rien du tout : un dessinateur débonnaire et enthousiaste, une jeune géologue, charmante et au caractère bien trempé, un guide prêt à tout, taciturne mais solide comme un roc, un homme fait pour diriger. Peu de temps après leur départ, nos voyageurs vont croiser les pas des légendaires hulains (
Jacques Abeille nous en fait une description très complète dans son autre ouvrage "La grande danse de la réconciliation), peuplade qui n'est pas sans rappeler ces bushmen des déserts d'Afrique du Sud par leur petite taille, leur connaissance intime des déserts chauds et cette sorte de sagesse immanente et douce, cette grande humanité se payant plus souvent de gestes que de mots. Ceux qui se souviennent du film "Les Dieux sont tombés sur la tête" comprendront...
Ensemble, ce groupe hétéroclite va découvrir le continent des Mers perdues, relevant jusque-là du lieu légendaire, du lointain impossible car probablement inexistant. Il vont y découvrir une civilisation extrêmement avancée, technique, industrielle, atteinte de gigantisme, mais désormais parfaitement morte. Ils vont y croiser de fabuleuses et immenses statues de pierre que les hommes d'alors semblent avoir volontairement saccagées, défigurées, les perçant de meurtrières, les transformant de fait en pylônes électriques, les affublant de rambardes, les entourant d'escaliers vertigineux...
Peu à peu, ce voyage de recherche, cette supposée chasse au trésor - c'est en tout cas ce qu'en pense le guide - va se transformer en véritable quête initiatique, transformant nos arpenteurs jusqu'au plus profond d'eux-mêmes. Une fois n'est pas coutume, c'est le chemin qui importe et pas tellement le but.
Composé sous forme de récit épistolaire - dont le récipiendaire nous est aussi inconnu qu'il s'avère peu à peu inaccessible. A moins qu'il ne s'agisse de chacun de nous, lecteurs -, mais répondant avec bonheur aux codes du récit de voyage imaginaire - on n'est pas si loin de
Jules Verne que cela, de ce point de vue -, le texte de
Jacques Abeille saura séduire les lecteurs de cette prose impeccable, d'une élégance et d'une fluidité formelle jamais en faute, que l'on avait pu découvrir avec son fameux
Les Jardins statuaires, qui est la pierre fondatrice de ce cycle impressionnant d'intelligence et de grâce répondant au nom de Cycle des Contrées.
Les Mers perdues en sont tout à la fois l'un des soubresauts les plus récents, du point de vue de leur publication, tandis qu'il peut, paradoxalement, être compris comme une forme d'introduction, un "antépisode", selon nos amis du Québec, à toute l'oeuvre à suivre mais pourtant déjà écrite. Comme chacun des opus composant cette saga d'un monde imaginaire, fantasmagorique, ce somptueux album peut se lire totalement indépendamment des autres.
Fable humaniste se dépliant lentement au gré des pérégrinations de nos découvreurs de monde, les illustrations - superbes dessins pour partie au fusain, pour nombre au crayon et au pastel, d'une qualité graphique époustouflante, semblent au premier abord accompagner la voix unique du narrateur (on a parfois le sentiment d'entendre l'une de ces voix off de cinéma de quelque documentaire ethnographique ou de l'une de ces voix intérieures d'un personnage accompagnant la rédaction d'un courrier. C'est assez troublant). Peu à peu pourtant, dessins et texte s'accompagnent mutuellement de mieux en mieux, en un équilibre fragile mais respectueux. Peu à peu, sans jamais se dissocier, chacun donne de sa voix propre, se complétant avantageusement, donnant à raconter ce que l'autre technique ne peut expliquer. Pour peu que l'on apprécie le dessin souvent emprunt d'une certaine nostalgie immobile, que d'aucuns pourront juger froide et distante, d'une baroque précision toujours et d'un imaginaire incroyable de
François Schuiten et pour autant que l'on aime cette écriture si bellement déliée, précise, classique jusqu'à l'exubérance de
Jacques Abeille, alors on ne peut qu'être extasié par ce ROMAN GRAPHIQUE (pour cette fois, l'expression prend pleinement sa mesure, car l'ouvrage n'est en rien une bande-dessinée qui n'oserait ouvertement dire son nom, mais rappelle bien plus, dans sa composition, ces magnifiques ouvrages reliés, édités au XIXème et vers le début du XXème siècle), ce beau livre d'exception.
Or, cette beauté plastique n'est en rien gratuite et sert admirablement le propos, les intentions de nos deux créateurs : description et critique d'un monde industriel poussé jusqu'à ces franges les plus mortifères, sur-exploitation de l'espace environnant, jusqu'à leur disparition, des ressources permettant à cette civilisation de surgir, puis d'exploser, dans son aboutissement fou, démesuré et sacrifiant à sa propre destruction. Réflexion sourde autour d'une écologie maltraitée à l'excès, par idéologie, par atavisme, par aveuglement, par avidité, par crédulité... Mais aussi réflexion sur l'art, sur les rapports, les liens, les échanges possibles entre les diverses formes de créations. Discussion intime autour du temps, de l'expérience, du sens de l'existence -qu'elle soit individuelle ou collective -, de la mort des êtres, des amitiés profondes : celles entre les voyageurs eux-mêmes ainsi que celles, initiées par la jeune géologue, troublantes, qui vont s'accomplir avec les étranges hulains. le regard à autrui, dans sa différence de race, de culture, y est subtilement et délicatement abordé (ainsi, les voyageurs partent-ils d'abord du principe que les hulains ne sont capables de comprendre que les ordres les plus simples, tandis qu'ils entendent absolument tout du langage des explorateurs mais préfèrent, avec grande finesse et respect, laisser ces derniers venir vers eux lorsque l'échange sera véritablement possible). Des questions se posant à tout scripteur, à tout écrivain, ou, au sens premier, à tout reporter sont aussi évoquées, sans alourdissement, tels le problème de la censure, celui du pouvoir des mots, de la puissance de l'écrit.
En moins de quatre-vingt dix pages, c'est une oeuvre complexe et complète que nos deux artistes nous donnent à découvrir, suscitant tour à tour émerveillement, songe, réflexion dans un échange pour ainsi dire parfait entre dessin et écriture. Un vif, un très vif merci aux éditions Attila -aujourd'hui au catalogue des éditions du Tripode- d'avoir initié ce livre d'un accomplissement rare, séduisant sans jamais être putassier, esthétiquement engageant, un bel objet par lequel les éditeurs permirent une bien étonnante rencontre, celle entre
Jacques Abeille et
François Schuiten, entre deux mondes intérieurs sinon identiques, du moins véritablement confraternels, fantastiques, envoûtants.
Laissons, pour conclure, le dernier mot au maître d'oeuvre de Brüsel et autres L'Archiviste, par ce bref entretien où l'on comprend que les dessins préexistaient au texte, mais que leur emploi y trouva une destinée autrement plus féconde : https://youtu.be/jMEjVp6_xEs