J'en ai été témoin. je l'ai [***grand-mère du narrateur-auteur ] vue s'abîmer les yeux sur des livres sans rien demander d'autre qu'une parcelle de lumière, un acompte sur l'éternité, si peu, presque rien, un brin de consolation à Jules Vallès, Victor Hugo, Lamartine, Tolstoï, Taine, Marx, Babeuf, qu'elle considérait comme l'inventeur du marxisme, ou à Aragon.
Personne sur la place ne lisait, du moins pas autant qu'elle et pas les mêmes auteurs. Et puis, d'une part, elle n'en faisait jamais état et, d'autre part, le monde des livres appartenait à sa chambre, autant dire à la nuit. Lire fut de tout temps pour elle une expérience intime et impartageable. (p. 168)
Rose
Printemps 1919
un jeune lecteur n'est pas un lecteur jeune. Elle sait que c'est un lecteur qui ouvre un livre pour la première fois. Un vrai livre, écrit par de grands auteurs et de grands penseurs et qui sont devenus grands parce que leur oeuvre les a dépassés. Elle est ce lecteur. C'est aussi impressionnant que d'aborder pour la première fois un tournant de sa vie sans la tutelle de personne. (...) Lire, il n'y a pas d'autre salut possible. (p. 129)
Il en va des hommes comme des chemins. Le retour ne révèle pas le même paysage. (p. 212)
- Je suis un paysan, mais un paysan sans terre. Alors je travaille à l'usine.
il a tout légué à sa petite soeur, Marie-Antoinette, qui vient de se marier. Il n'exalte pas pour autant le monde ouvrier. Impossible de passer de la pleine nature à l'enfermement en usine sans éprouver au fond de soi une défaite.
(p. 336)
Ma grand-mère profitait d'un moment de répit pour lire quelques pages de "son" Anna Karénine. Ce temps de lecture qu'elle prenait quelquefois en journée était une énigme pour moi. Je ne comprenais pas pourquoi tout semblait s'arrêter autour d'elle, ni pourquoi mon grand-père prenait soin de ne faire aucun bruit dans ces moments-là. Elle ne demandait rien et pourtant le silence s'imposait de lui-même. (p. 256)
Une obsession qui date de mon enfance pendant laquelle , dès que j'ai su écrire, je passais mon temps à faire des listes. Ecrire pour ne pas devenir fou ! Si je m'arrête pour faire cet exercice, c'est que l'angoisse m'a rattrapé. Elle peut venir de presque rien et il faut peu de chose pour me foutre par terre malgré ma grande carcasse. Dans ce cas, je fais une liste. ça marche à tous les coups. ça me calme, ça me rassure. (p. 193)
Pierre ne sera pas mort tant qu'elle lira les livres qu'il a lus, qu'elle soulignera les phrases qui lui sautent à la gorge tout près de celles que son frère a soulignées (...) (p. 108)
Une seule chose faisait réagir mon grand-père: si on le prenait pour un héros des tranchées, il répondit assez sèchement:
-Les héros, c'est ceux qui sont morts.
Il n'était donc pas un héros. Difficile de le définir. Il était un homme solide dans la vie ordinaire, et l'inverse, presque en apesanteur, le reste du temps, même dans son jardin. Il n'était pas non plus un "taiseux" comme la plupart des gens aiment qualifier ce genre d'hommes qui s'expriment rarement et préfèrent le silence aux bavardages. Le "taiseux" est en général un paysan qui a suffisamment tiré profit des leçons du temps et de la terre pour qu'il ne lui soit plus nécessaire de rajouter quoi que ce soit ni aux mouvements du ciel, ni aux aux élans généreux de la terre, ni aux idées des hommes. C'était un terrien, cela ne veut pas dire qu'il vivait sur la terre ni qu'il était viscéralement attaché à elle, mais qu'il était comme la terre, qu'il subissait comme elle la bienveillance ou la malveillance du ciel sans rien pouvoir y faire et même sans rien avoir " à y redire". (p. 51)
Elle ne comprenait pas qu'on attende si longtemps pour apprendre à lire à un enfant. C'était comme si on le privait injustement de la plus importante des nourritures. Ma grand-mère redevenait Rose dès qu'elle abordait l'écriture ou la lecture. C'était comme si elle fermait et verrouillait toutes les écoutilles de la vie ordinaire. (p. 241)
Elles évoquaient un phénomène que j'étais loin de comprendre mais auquel je finis par avoir accès beaucoup plus tard : elles sous-entendaient à demi-mot que les machines à pédale avaient comblé de nombreuses femmes et leur avaient fait découvrir quelquefois des orgasmes que leurs maris étaient bien incapables de provoquer. La machine à coudre Singer à pédale avait, d'après elles, sauvé bien des couples !