Mais, plus encore que Moscou, elle adorait Paris. Elle respirait le vent du soir en songeant à la France et se sentait transportée sur les Champs Élysées. Rien n’égalerait jamais Paris dans son esprit et dans son cœur. Sans jamais y avoir mis les pieds, elle se sentait déjà française. Quelle autre nation au monde serait prête à se déchirer pour l’honneur d’un capitaine juif ? Elle pensait à Dreyfus et elle aimait la France. Elle pensait à Paris et sa tristesse s’envolait.
Oui, un instant Arieh Kacew, sachant qu'ils mourraient le lendemain ou le surlendemain, lui, sa femme Frida, sa fille Valentine, son fils Pavel, se souvenant combien il avait été heureux, entrevit le fol espoir que son fils, depuis les airs, allait les sauver, les libérer, arracher la Jérusalem lituanienne ou ses ruines des griffes du conquérant allemand, le lieutenant Roman Kacew, de l'escadrille du groupe Lorraine des Forces françaises libres, affilié au 137e Wing, stationné à Hartfordbridge, en mission avec son équipage, aux commandes de son bimoteur Boston III qui portait sous sa coque une tonne de bombes, son fils, officier de l'armée française, petit juif de l'armée des ombres, fils d'un simple fourreur de Wilno, volait juste au-dessus de sa tête, fol espoir des affligés, ivresse de ceux qui ont connu le bonheur en leur vie, déraison de ceux qui vont bientôt mourir, et Roman, à son poste de navigateur, était venu sauver son père, se récondlier avec lui, larguer ses bombes sur Wilno pour permettre à Arieh Kacew, fils de David Kacew, petit-fils de Mordechai Kacew, et aux survivants de sa famille de s'évader, de fuir, de vivre, trois mois, une semaine, de respirer encore le parfum de cette terre où ils avaient vécu, de remplir les poumons de la douceur de l'air en songeant à demain.
Ne réalise-on jamais l’âge de sa mère, hormis à ses derniers instants. P 27
« Que vois-tu, Marek ?
— Rien.
— Non, Marek, tu ne vois pas rien, tu vois le vide.
— Quelle est la différence entre rien et le vide ?
— Le rien, c'est quand on débute dans l’existence. Le vide, c'est quand on n’a plus rien. »
Du fait de la croissance du garçon, son pantalon devait sans cesse être rallongé par un nouvel ourlet que Nina prenait un plaisir jubilatoire à faire. Se mettre à genoux devant Roman pour coudre, c'était dans son esprit comme s'incliner face au destin, se prosterner devant la vie qui continuait. Elle rallongeait le tissu, elle prolongeait les jours, conjurait le malheur à grands coups de ciseaux.
Le malheur avait développé en elle, comme un sixième sens, un don prémonitoire. Nul n’osait lui contester cette réalité , c’était un être d’instinct sensible à l’environnement comme aux entourages – entrant dans une pièce, elle pouvait d’emblée percevoir, sans qu’aucun mot n’ait été prononcé, un seul regard échangé, si quelqu’un lui était hostile. P 35
— Évidemment, je te le dirais ! Je t'avouerais Roman, les gens du Ghetto ont parfois un tel nez, comme Marek le simplet et Schlome le cordonnier. Parfois ils ont le nez grec, comme ton ami Sacha et parfois ils l'ont en trompette, comme Macha la Dingue. Parfois leur nez est minuscule, comme Yossik le ferrailleur, et parfois il raye le plancher, comme Pinhas le vendeur de harengs. Mais je te dirais surtout que celui qui voit d'abord en toi un nez ne doit pas bien nous sentir...
J'ajouterais également, si tu avais un tel nez : sois fier de ton appendice ! Porte-le haut et loin, que les gens se souviennent de ta bosse comme de celle de Cyrano de Bergerac ! Déploie-la comme un drapeau, comme la marque d'une immense fierté. Mais tu n as pas le nez crochu, alors cesse de me tracasser avec ça !
On lui reprochait parfois de ne pas avoir des préoccupations de son âge. Mais, quand on a connu l’exil à six mois, la séparation de ses parents et la mort d’un frère, l’enfance est une terre inconnue, un continent lointain. P 59
Le garçon ne savait plus à qui se vouer maintenant que son père l'avait trahi, qu’il était le père d'un autre enfant, le mari d'une autre femme. Son père s'apparentait à un Golem, le plus froid des monstres avait pris ses traits. Son père était Gengis Kohen.
(…)
Il se promit d'oublier sa colère, d'effacer tout sentiment de rancœur. Il dit adieu à son passé. Il porta son regard dans le lointain. Il se sentit plus léger, il avait l’impression qu’il pourrait voler, voler sur les rues de Wilno, voler dans l'air au-dessus des toits, il pourrait aller chercher sa mère et voler avec elle audessus des maisons, et enfin réaliser le rêve de Nina de quitter, main dans la main, la ville de Wilno, berceau et cimetière de ses illusions.
L’enfant a appris la grande lâcheté des hommes, a vu s’éteindre le temps de l’insouciance. Elle se promets d’en ranimer la flamme, peu importe ce que cela lui coûtera d’énergie et de peine. Elle s’évertuera tout au long des années à tenter d’effacer l’instant de cet aveu, à enseigner ce qu’est un amour absolu, un amour pur, sans taches. P 92