Citations sur Romain Gary s'en va-t-en guerre (49)
Nina détestait tous les Kacew. En un sens, elle avait l’esprit de famille. Elle les détestait avec l’excès qu’elle appliquait à toute chose, elle détestait sans nuances avec une violence irraisonnée, une férocité jamais feinte. Elle excellait dans l’art de la détestation, haïssait avec un talent fou, trouvait toujours le mot juste et le terme assassin, et si sa rancœur contre tel ou tel individu s’adoucissait - car elle était capable de se réconcilier avec la même promptitude qu’elle pouvait s’enflammer contre quelqu’un - , alors elle se découvrait un nouvel adversaire, ouvrait un nouveau front.
Personne ne décide d'être un Juste, d'avoir une voix qui doit porter. Mais lorsqu'on est désigné par le sort, tribu parmi un peuple, on ne peut se démettre, on ne peut refuser de faire entendre sa voix.
Roman eut l'impression de rencontrer une sœur de souffrance. Depuis la disparition de Joseph, il avait toujours la hantise que sa mère disparaisse, emportée par une maladie grave ou renversée par une carriole. C'était une terreur semblant venir du fond des temps, un peu comme la peur du loup.
Nina détestait tous les Kacew. En un sens, elle avait l'esprit de famille. Elle les détestait avec l'excès qu'elle appliquait à toute chose, les détestait sans nuances, avec une violence irraisonnée, une férocité jamais feinte. Elle excellait dans l'art de la détestation, haïssait avec un talent fou, trouvait toujours le mot juste et le terme assassin, et si sa rancœur contre tel ou tel individu s'adoucissait - car elle était capable de se réconcilier avec la même promptitude qu'elle pouvait s'enflammer contre quelqu'un -, alors elle se découvrait un nouvel adversaire, ouvrait un nouveau front. Nina était en guerre contre une succession de cibles, individus proches ou lointains qui formaient comme la parade d'effigies défilant au stand de tirs dans les fêtes foraines.
- Kacew n'est pas notre vrai nom.
- je ne m'appelle pas Roman Kacew?
- Pour l'état civil oui mais Kacew n'est pas le nom de tes ancêtres. Kacew n'est que la traduction polonaise de Katz. Katz veut dire chat en allemand.
- Alors je suis Roman le chat?
- Non, Katz ne vient pas de "chat". Katz est un acronyme, un nom regroupant des initiales, un peu comme Jéhovah, le nom de l'Eternel. Katz est l'acronyme de l'hébreu "Kohen Tsadik", Cohen le Juste. Tu es un descendant d'Aron, tu es de la lignée des grands prêtres du Temple. Tu as des droits et surtout des devoirs que n'ont pas les autres.
Elle voulait offrir à son fils le meilleur des futurs et ne devinait nulle part de lendemains qui chantent au milieu des rues de Wilno.
À lire les nouvelles du monde, à entendre les bruissements de haine, elle sentait comme une menace, quelque chose de trouble et de confus mais qui semblait couver, gronder au-dessus d'elle, des coups de tonnerre lointains et dont l'écho se rapprochait.
Elle voulait fuir cette menace, mettre Roman à l'abri de ce monde gorgé de ressentiments tout prêt à exploser au-dessus de sa tête.
Elle voulait enfin voir la lumière. Elle rêvait de partir dans le sud de la France, où, avait-elle lu, le soleil brillait toute l'année, l'hiver était doux, le ciel bleu et la mer toujours calme...
Elle aspirait à une pause, quelques mois de tranquillité qui viendraient enfin clore toutes ces furieuses années de lutte. Le sort ne pouvait-il se montrer clément quelque temps, la misère et la mort aller rôder ailleurs?
Sa mère répétait qu'à Paris on ouvrait sa porte aux étrangers, on partageait le pain et l'eau : on vous disait français à peine aviez-vous entonné La Marseillaise, ou si vous récitiez un seul vers de Victor Hugo - il connaissait par cœur six poèmes des Feuilles d'automne. A Berlin, affirmait Nina, on avait compté un grand ministre juif du nom de Rathenau. L'homme était mort assassiné. Roman, lui, saurait vendre cher sa peau.
Elle poussa un long soupir, plongea son visage entre ses mains, puis elle éclata en sanglots - quand Nina pleurait, elle semblait explorer toutes les ressources de sa mélancolie, célébrer en actes l'immensité de sa souffrance, elle pleurait comme les hommes pieux pleurent la destruction du Temple de Jérusalem, Kol Nidre et Kaddish mêlés dans un même et long sanglot.
La vie s'exprimait ici dans toute sa joyeuse fureur, son exaltation débordante, on était au cœur battant du ghetto, c'était le cœur vivant du monde. La clameur du jour balayait le souvenir des jours noirs. On se laissait griser par une ivresse infinie, la vie n'avait plus rien d'éphémère, le présent était éternité. Ces pieux vieillards à la barbe grise, ces femmes à la beauté sage, ces enfants aux yeux pétillants, ce merveilleux peuple de gueux marchait ici un siècle auparavant et arpenterait ces rues dans cent ans, ce peuple-là est immortel. Philippe Auguste leur avait élevé de grands bûchers, Saint Louis les avait expulsés tout comme le bon roi Dagobert, furieux qu'avec tant de provocante insistance ils s'accrochent à leur foi. Depuis le XIVe siècle, ils avaient été chassés tour à tour par les Allemands, les Autrichiens, les Lituaniens et les Russes, les voilà toujours aujourd'hui, vendant du hareng, et des livres, leurs enfants courant auprès d'eux. L’Éternel a créé le jour, l’Éternel a créé la nuit. On ne peut vivre chaque seconde en songeant que c'est la dernière. Tous auront disparu vingt ans plus tard, excepté le petit Roman, quand l'heure allemande sera venue.