- Il me semble, reprit l'aide de camp, qu'avant c'était tout de même beaucoup plus compliqué et lourd pour nous.
L'officier dut en convenir. Maintenant, tout était plus commode. Plus de chemin de croix sur les sentiers des forêts. Plus de balles, plus de mitrailles. On regroupait les juifs à la gare. On remplissait les convois. On fermait les portes des wagons à bestiaux. Le train filait sur les rails jusqu'à destination. Treblinka, Sobibor, Auschwitz, tous ces noms dansèrent dans son esprit.
Toutefois, certains jours, après avoir vu les convois quitter le quai, le cœur n'y était pas. Il avait davantage l'impression d'être un chef de gare qu'un chef de guerre. Il en venait à regretter l'époque où les massacres soudaient ses hommes. Reste que les exécutions avaient fini par saper le moral des troupes. Et lui-même avait été un jour pris de nausée devant les montagnes de corps entassés devant lui. La puanteur l'avait gêné.
- La haine est une relation extrême, fit le rabbin, d'une voix douce, semblant peser chaque mot, considérant l'enfant avec sérieux et bienveillance, prenant en compte sa souffrance et s'adressant à l'adulte en devenir. La haine peut être l'expression d'une grande souffrance, mais elle renforce nos désespoirs, nous rend prisonniers du passé, fait de nous des spectateurs impuissants, de nos actes. L'amour de nos proches est fait de sentiments contradictoires qu'il faut savoir admettre. Tu as le droit de haïr même ton père. Mais cette haine doit rapidement faire partie de tes plus mauvais souvenirs. Je suis sur que tu te reproches déjà ces pensées. ....................
La chose que tu dois retenir, c'est que si ta haine perdure, même pour une raison qui te semble recevable, à la fin des fins, tu en auras oublié la cause et il ne restera dans ton cœur qu'un intarissable flot de rancune et d'hostilité. Si tu demeures muré dans son ressentiment, Roman , tu ne seras bientôt plus qu'une statue de violence hostile.
Roman, Les gens du Ghetto ont parfois un tel nez, comme Marek le simplet et Schlome le cordonnier. Parfois ils ont le nez grec, comme ton ami Sacha et parfois ils l ont en trompette, comme Masha la Dingue. Parfois leur nez est minuscule, comme Yossik le ferrailleur, et parfois il raye le plancher, comme Pinhas le vendeur de harengs. Mais je te dirais surtout que celui qui voit d abord en toi un nez ne doit pas bien nous sentir...
Il n'y a pas de mauvaise mère, il y a surtout des pères absents.
Quelle autre nation au monde serait prête à se déchirer pour l'honneur d'un capitaine juif? Elle pensait à Dreyfus et elle aimait la France.
Longtemps après qu'elle aura quitté ce monde, elle continuera depuis l'au-delà des morts à se rappeler au souvenir de son fils, à se remémorer le sens d'une passion éternelle dans le souffle du vent, le bruissement des feuilles, le grand silence des cimetières, depuis les profondeurs de la terre où pourrira son cadavre ou des hauteurs célestes où les âmes demeurent.
À quoi bon s'embarrasser de souvenirs ? Les souvenirs ne servent à rien, à quoi pourraient-ils bien servir ? Personne n'a jamais transformé le passé. Le passé n'a jamais transformé personne.
Excepté dans les faits, il n'est plus mon mari. Et les faits sont trompeurs, autant que lui, d'ailleurs.
Et quand l'enfant demandait si elle disait la vérité, elle expliquait que les choses devenaient vraies dès l'instant où on les croyait.
Quand l’obscurité avait enveloppé la ville tout entière, son esprit était plongé dans le nord absolu. La tentation était alors de s’abandonner au désespoir, de s’envelopper de peine comme par grand froid d’un châle de laine. Elle éprouvait toujours un ravissement coupable à sombrer corps et âmes dans ces abîmes de désolation et de détresse.