Stupeur.
Zeruya Shalev tisse un récit arachnoïdien autour des deux héroïnes Atara et Rachel et cette toile piège aussi le lecteur. J'ai eu du mal à me délivrer d'une narration atypique, bousculant la chronologie, jouant sur les temps et les époques, et qui parfois, à force de répétition devient psaume.
Il m'en reste quelques filaments de lumière.
De quoi et de qui parle-t'on ?
Nous sommes en Israël, de nos jours.
Atara, la cinquantaine, habite Haïfa, la grande ville portuaire adossée au « wad ». Elle est spécialiste en bâtiments historiques et vit avec Alexander, un chroniqueur à la carrière demi-réussie qui a pris sa retraite anticipée. le couple va mal. Ils se sont passionnément aimés, ont « brisé » (selon Atara) leur famille respective (elle a eu une fille de cette première union et lui un fils) et ont un fils, Eden, qui est lourdement dépressif après avoir servi quatre ans dans les commandos.
Rachel a quatre-vingt dix ans. Elle est veuve et vit seule dans une colonie proche de Jerusalem. Elle a deux fils mais c'est le benjamin, qui vient la voir tous les jours, qui tient le plus grand rôle dans l'ensemble du récit : Amihaï est un juif ultra-orthodoxe à la famille nombreuse. Il est disciple d'un obscur rabbin de la ville de Bratslav ayant écrit, il y a deux siècles, un recueil d'histoires sibyllines qui sont pour lui un chemin de vie.
Rachel a été l'épouse du père d'Atara, il y 70 ans, pendant la guerre d'indépendance contre l'occupant britannique. Ils étaient engagés dans la résistance armée. Mais Mano l'a répudiée sans qu'elle comprenne et elle ne l'a plus jamais revu. Plus tard, il a refait famille, a eu deux filles dont Atara, son souffre-
douleur, son bouc-émissaire.
Stupeur raconte la rencontre entre Atara et Rachel.
Ce livre dense est à interpréter, comme dans la tradition biblique, sur quatre niveaux.
Je ne suis pas juif et je suis athée, mais j'ai été biberonné à
René Girard et
Marie Balmary !
Pshat, le niveau littéral :
Stupeur est un livre pénible sur la conjugalité des personnages, sur l'histoire de leurs enfances mais aussi sur l'histoire de la création d'Israel en 1948 etc. La narration fait de multiples va-et-vient, est parfois redondante, il faut s'accrocher…
Remez, le niveau allusif:
Stupeur est un livre intéressant sur la difficulté d'aimer et de vivre, dans l'Israel aujourd'hui, sur la violence au quotidien et l'avenir incertain dans cet Etat cosmopolitite, marqué par l'avénement du nationalisme.
Drash, le niveau homilétique, métaphorique :
Stupeur est un grand livre sur la mort, le deuil, la filiation, la culpabilité et l'auto-flagellation. L'amour, le lien n'y sont possibles qu'au prix du sacrifice d'un tiers :
le bouc-émissaire
Sod, le niveau mystique, n'est pas absent de ce livre aux multiples références talmudiques. C'est ce qui m'a le plus intéressé et c'est ce qui nous est livré dans les fameuses histoires du rabbin de Bratslav. En ce sens, Amihaï est le personnage central du livre, puisqu'il joint littéralement Atara et Rachel. Puisqu'il permet le pardon au prix du sacrifice.
On l'aura compris, la lecture de
Stupeur n'est pas de tout repos.
Je me suis contraint à ne lire aucune critique avant d'écrire celle-ci.
Le propos de
Zeruya Shalev est, me semble-t-il, de mettre en perspective la petite et la grande Histoire. En ce sens, elle est très pessimiste car elle nous renvoie constamment aux fautes originelles, à la destruction
Du Temple, à la nécessité, toujours renouvelée, de jeter dans le vide le bouc désigné par le sort, depuis le Mont Azazel.
La guerre actuelle semble lui donner raison, évidemment. Mais c'est sans compter sur les dernières lignes de
Stupeur qui laisse entrevoir une autre issue. Une lueur. Un filament de lumière.
C'est sans doute l'intérêt majeur de ce roman ambitieux.