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EAN : 9782072653872
416 pages
Gallimard (16/02/2017)
3.76/5   317 notes
Résumé :
Dix ans après avoir été blessée dans un attentat, Iris semble avoir surmonté le traumatisme. Malgré des douleurs persistantes, des problèmes avec ses enfants et un mariage de plus en plus fragile, la directrice d’école ambitieuse et la mère de famille engagée qu’elle est s’efforce de prouver qu’elle contrôle la situation. Tout bascule cependant le jour où elle reconnaît, sous les traits d’un médecin qu'elle consulte, Ethan, son premier amour, qui l’avait brutalement... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (88) Voir plus Ajouter une critique
3,76

sur 317 notes
Je viens de lire de bons bouquins, mais il me manquait toujours quelque chose pour les trouver vraiment très bons. Je ne comprenais pas pourquoi, allant même jusqu'à me demander si ça ne venait pas de moi - saturation de lecture ( une première, mais sait-on jamais ), mauvais timing, manque de disponibilité…
Puis on m'a prêté Douleur dont le titre me rebutait un peu. Pas envie de souffrance, de pathos, de compassion. Et voilà que, happée par l'histoire de Iris, ce petit supplément d'âme, cette pulsation singulière qui transforme une histoire en oeuvre primordiale, universelle, est apparu.
Découverte donc d'un auteur et d'un roman inhabituel, particulièrement fouillé psychologiquement, à l'intrigue bien ficelée !

Douleur, c'est un condensé de vie, donc de joies et de souffrances aussi, évidemment. Le récit, dense et prenant, déroule les quelques semaines à Jérusalem de la vie d'une quadra rattrapée par des fantômes du passé dont elle parvenait jusque là à garder le contrôle.
Rescapée d'un attentat dix ans auparavant, elle a dompté sa douleur physique ; abandonnée brutalement vingt ans plus tôt par son amoureux, elle a réussi, après une grave dépression, à fonder une famille et est devenue une directrice d'école respectée.
Puis, patatras, un matin la douleur physique insoutenable se réveille, sans raison apparente. L'angoisse tisse son étau autour d'Iris, le contrôle quotidien se lézarde, lancinante et implacable, la question l'obnubile : pourquoi ?

Aussi riche en rebondissements qu'en réflexions intimes, ce récit mêle l'histoire d'une femme à celle d'Israël. Mais ce sont
bien les subtiles interactions entre corps et âme, qu'investigue avec beaucoup de talent et de sensibilité Zeruya Shalev qui, selon moi en font l'intérêt et la force.
La douleur, cela peut aussi être une réaction vitale de défense qui oblige à faire une pause, à réfléchir.

En refermant ce roman marquant, je me suis souvenue d'une citation de Khalil Gibran dans Le prophète qui me semble très appropriée pour conclure :
« En vous refusant le plaisir, vous ne faites souvent qu'entreposer le désir dans les replis de votre être. »
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La "Douleur", personnage principal du livre,
La "Douleur",celle d'une femme de quarante-cinq ans, grièvement blessée lors d'un attentat dix ans auparavant, dont le corps n'a jamais complètement guéri.
La "Douleur" , celle d'une jeune fille de dix-sept ans, abandonnée par son premier grand amour, et dont la rencontre trente ans plus tard en la personne du chef de service de l'hôpital où elle se rend pour se faire soigner, la ravive.
La "Douleur" , celle d'une enfant qui a perdu très jeune son père, à la guerre.
La "Douleur" , celle de voir son enfant pris aux griffes du Mal.
La "Douleur" , celle que la Vie nous inflige d'une façon ou d'une autre et dont notre héroïne Iris y prend généreusement sa part.

Zeruya Shalev dans son dernier livre, continue son introspection de l'intime à travers le monde intérieur d'une femme à la quarantaine, mariée, deux enfants,un mariage consumé, qui retrouve son grand amour d'adolescence, amour non consumé......c'est idyllique, surtout avec sa belle prose si bien rendue par l'excellente traduction.....même " trop parfait" juge sa meilleure amie Dafna ; mais bon c'est de la fiction, non ? pourquoi ne pas fantasmer sur le parfait ?
Et puis l'idylle a aussi son revers; elle a tout à perdre, lui rien, donc à elle de décider.....
Ici aussi comme dans "Théra", j'ai retrouvé cette fine analyse de l'inconstance de la nature humaine, qui change de perspective constamment, qui n'arrive jamais à cerner exactement ce qu'elle ressent et par conséquence ne sait comment agir, comment se manifester équitablement, quelque soit le domaine. Ce qui est aujourd'hui jugé juste peut s'avérer totalement faux le lendemain. Tiraillée entre sa culpabilité envers sa famille, un mari plus amoureux de son échiquier sur ordinateur que d'elle, des enfants qui quittent le nid familial et qui ne se font pas une miette pour elle, le tout couronné d'un manque de communication ET sa soif d'amour (qui semble) comblée et à porté de main ( pour le moment )....que faire ? Surtout qu'un trés grave probléme concernant sa fille s'annonce .....

À travers l'intime se défilent aussi les conditions de la vie particulière en Israël des juifs : la conscription obligatoire des jeunes (36 mois pour les garçons, 22 pour les filles) et les risques d'attentats et de guerres ( Shalev elle-même fût victime d'attentat) , sources d'anxiété permanentes pour le nucleus familial . Une toute petite touche politique de la pacifiste Shalev éclaire le fond -"un plaisir......d'être sur cette parcelle-là de territoire, enclave qui a quelque chose de totalement utopique, au milieu d'un village arabe, magnifique et amical, sur les hauteurs de Jérusalem, assise à la table d'un couple de restaurateurs qui concrétisent l'aspiration la plus exaltante de la région, celle de la coexistence" -.

Zeruya Shalev est une des écrivaines les plus réalistes que j'ai rencontré.Aucun aspect de la nature humaine ne lui échappe. La fiction elle l'utilise que pour mieux les cerner et nous les servir concrètement sur un plateau d'argent; ce plateau d'argent qui est sa belle prose et source de plaisir pour nous lecteurs.


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J'ai découvert Zeruya Shalev grâce à la liste de Bookycooky sur la littérature israélienne (Israël). le titre Douleur a attiré mon attention, m'a intriguée et a éveillé ma curiosité. Comment traiter un tel thème sans rebuter le lecteur ?

Douleur est une plongée dans le coeur d'une femme, Iris, qui, en apparence, est une brillante directrice d'école de quarante-cinq ans, mariée à Micky et mère de deux enfants, Omer et Alma, l'aînée, âgée de vingt et un ans.
Mais dans son for intérieur, Iris est en réalité profondément blessée, physiquement et moralement. Les multiples douleurs, souffrances, cruautés du destin, les horribles tragédies que nous réserve la vie et qui nous attendent au tournant, d'une manière totalement imprévisible, ne l'ont pas épargnée.

Ce roman intimiste commence par une date anniversaire : voilà dix ans qu'Iris a été gravement blessée dans un attentat et, alors qu'elle pensait en avoir terminé, avoir enfin tourné la page, une simple allusion de son mari Micky fait resurgir brutalement la douleur physique. Mais n'est-elle que physique ou cache-t-elle de plus profondes blessures encore ? Comme celle de la mort de son père à la guerre quand elle était enfant, la froideur de sa mère ou l'abandon tout aussi brutal du grand amour de sa vie Ethan, quand elle était adolescente et qu'elle pensait construire sa vie avec lui. Il aurait été le père de ses enfants, de son aînée Alma, qui, aujourd'hui, ne va pas bien et est tombée dans les filets d'un homme pervers, manipulateur.

Alors qu'Iris retrouve par hasard Ethan au centre antidouleur où il est désormais médecin, Alma s'enfonce et se laisse persuader de travailler gratuitement par un patron qui prétend l'aider à aller mieux grâce à un « travail intérieur » destiné à combattre son ego.

Zeruya Shalev décrit avec une grande finesse la complexité des sentiments : conjugaux, filiaux, amoureux, le caractère irrationnel et instable de la passion.

Ce roman n'est jamais déprimant grâce au ton employé par l'auteure. Il est en revanche fort émouvant, voire déchirant vers la fin, car Douleur offre une réflexion sur le destin et les choix de vie que nous devons faire, sur la place du passé, des souvenirs qui empêchent de vivre le moment présent et donc d'être heureux grâce à ce que l'on a aujourd'hui, au lieu de se tourmenter pour ce qu'on aurait pu avoir.

Est-il possible d'avoir une seconde chance? « Peut-être que ça n'existe pas, les secondes chances, peut-être qu'il n'y a qu'une seule chance, à chaque fois, pour une nouvelle occasion ».

Douleur est l'histoire très touchante et bien écrite d'une femme, en apparence forte, qui dissimule ses failles et va entreprendre un long cheminement pour oublier enfin le passé, le laisser derrière elle, le remplacer par les joies et les bonheurs du présent et se rendre compte qu'elle n'est pas seule, malgré les non-dits qui l'ont éloignée de ses proches, de son mari comme de sa fille.

Merci Idil pour cette belle découverte.
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Iris et Ethan sont à la croisée des chemins quand ils se retrouvent après trente ans de séparation. Éloignés au début de leur vie d'adultes par les circonstances, la douleur renaissante d'Iris, victime d'un attentat quelques années auparavant, va les réunir à nouveau. Mais s'ils se reconnaissent, retrouvent les gestes qui caressent le corps aimé et jamais oublié, Iris vit cette seconde chance non sans interrogation et culpabilité.

Menant une réflexion profonde sur l'obsession du passé, l'adultère, le couple dysfonctionnel, la maternité, la pulsion de vie dans un pays en guerre, Zeruya Shalev, qui comme Iris a été victime à Jérusalem d'un attentat-suicide en 2004, à travers son héroïne analyse avec une grande finesse psychologique la douleur liée aux séquelles morales et physiques d'une telle blessure, et ses implications irrémédiables dans une vie de femme. Une façon remarquable de poser la question des choix de vie après une expérience hautement traumatisante, et de la possibilité d'un retour à une vie normale.

" Elle se demandait parfois si ce profond sentiment d'appartenance jamais remis en question était le seul et unique mobile qui nous poussait à nous attacher, à tomber amoureux d'un minuscule bébé, à nous abandonner à un conjoint. Car il suffisait qu'un choc fortuit en coupe soudain la continuité pour lui faire perdre tout son goût. "
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Iris vit à Jérusalem où elle exerce son métier de directrice d'école. Au début du roman, elle vit une laide journée car elle se rappelle l'attentat horrible dont elle a été victime il y a dix ans.
Après avoir déposé ses enfants à l'école, elle était passée aux côtés d'un bus en voiture et le bus a explosé.
Des blessures horribles dont elle porte encore des stigmates aujourd'hui et surtout une horrible douleur qui semble se réveiller en ce jour anniversaire.
Ses enfants sont devenus grands : sa fille vit à Tel-Aviv et son fils, un adolescent épanoui et libre vit encore chez eux. Elle vit avec son mari Micky mais à distance. Elle nous montre bien la solitude d'une femme qui souffre.
En se rendant à l'hôpital, elle rencontre son ancien amoureux, devenu médecin. Il l'avait laissé tomber dans des circonstances particulièrement injustes.
A partir de ce moment, Iris qui avait laissé son apparence se déglinguer, va essayer de revoir cet homme et va faire renaître sa féminité.
Un magnifique roman avec une écriture réaliste et poétique à la fois dans certains passages. L'auteure a réussi à me faire comprendre tout à fait la vie d'Iris.
Je craignais un peu au début, quand j'ai vu que le livre était traduit de l'hébreu, que les habitudes ne soient trop différentes des nôtres mais pas du tout, une vie de femme , des sentiments de femmes paraissent universels à travers cet écrit.
C'est le premier roman que je lis de Zeruya Shalev déjà connue chez nous pour son prix femina étranger en 2014.

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critiques presse (4)
LeMonde
03 mars 2017
Un roman qui pourrait constituer un volet supplémentaire de sa trilogie. Il est, entre mille autres choses, une réflexion étonnante sur les secondes chances et l’obsession du passé.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LaLibreBelgique
21 février 2017
De livre en livre, la romancière israélienne poursuit une œuvre intimiste et universelle.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeJournalDuDimanche
17 février 2017
Un roman obsédant par sa pulsion de vie, son style de vagues éclatées contre le mur, ses pensées de fantômes errants.
Lire la critique sur le site : LeJournalDuDimanche
Telerama
15 février 2017
Zeruya Shalev tisse une matière romanesque d'une belle et singulière densité.
Lire la critique sur le site : Telerama
Citations et extraits (66) Voir plus Ajouter une citation
Voilà qu’il revient et bien qu’elle l’ait attendu pendant des années, elle est étonnée, il revient, à croire que jamais il ne l’a lâchée, à croire qu’elle n’a pas vécu un seul jour, un seul mois, une seule année sans lui, pourtant dix ans exactement se sont écoulés. C’est Micky qui lui a demandé, « tu te souviens quel jour on est, aujourd’hui ? », comme s’il s’agissait d’une date anniversaire, alors elle a fouillé dans sa mémoire – ils se sont mariés en hiver, se sont rencontrés l’hiver précédent, les enfants sont nés en hiver, rien de remarquable ne s’est passé dans leur vie en été (malgré la longueur de cette saison qui, sous leurs latitudes, est certainement propice à tout un tas d’événements remarquables). Mais lorsqu’il a baissé les yeux vers ses hanches qui se sont pernicieusement épaissies depuis les faits, il est revenu d’un seul coup, ce mal, ce mal terrible et lancinant, et elle s’est rappelé.

Ou alors s’est-elle d’abord rappelé et le mal n’est-il revenu qu’ensuite ? Car elle n’a jamais oublié, ce n’est donc pas une réminiscence, c’est une plongée au présent, ici et maintenant, dans la seconde même, incandescente, faille de plus en plus béante, tourbillon fantomatique de frayeur, en suspens dans ce silence d’une solennité exceptionnelle : pas un oiseau ne pépie, pas un volatile ne vole, pas une vache ne mugit, les anges interrompent leurs louanges, les vagues cessent leur va-et-vient, les créatures ne parlent pas, c’est le monde dans une immobilité totale.

Ultérieurement, elle comprendrait qu’il y avait tout, là-bas, sauf du silence, c’est pourtant la seule chose qui se soit gravée dans sa mémoire : des anges muets qui s’approchent et la pansent en silence, des membres arrachés qui se consument sans bruit tandis que leurs propriétaires les regardent bouches scellées, de blanches ambulances mutiques qui arrivent, puis une étroite civière ailée descend vers elle, elle est soulevée, déposée dessus et c’est à cet instant, l’instant où elle est arrachée à l’asphalte brûlant, qu’elle le sent pour la première fois, ce mal abominable qui prend possession de son corps.

Elle a accouché de deux enfants, pourtant elle ne l’a pas reconnu quand il l’a frappée de toute sa puissance, lui a transpercé le nombril, scié et réduit les os en poudre, écrasé les muscles, arraché les tendons, piétiné les tissus, déchiré les nerfs, ce mal qui tord tout un magma interne dont elle n’a jamais eu conscience, de quoi est fait l’être humain. Elle qui s’est uniquement intéressée à ce qui se trouvait au-dessus du cou, le crâne et le cerveau qu’il contient, la conscience et l’intelligence, le savoir et la mémoire, le discernement, le libre arbitre, l’identité, la voilà à présent dépourvue de tout, sauf de ce magma et de ce mal qui la déchire.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? a demandé Micky avant d’ajouter, penaud, que je suis bête, je n’aurais jamais dû t’en parler. »

Elle s’est adossée contre le mur près de la porte d’entrée parce qu’ils s’apprêtaient à partir au travail chacun de son côté, a essayé d’indiquer du regard les chaises de la cuisine, il s’est précipité dans cette direction mais en est revenu avec un verre d’eau qu’elle n’a pas réussi à saisir, la main tâtonnant le long du mur.

« Une chaise », a-t-elle murmuré et aussitôt il a obtempéré, a apporté une chaise, mais s’y est assis, lui, de tout son poids, comme si c’était lui que la douleur avait attaqué par surprise à cet instant précis, comme si c’était lui qui s’était trouvé là-bas ce fameux matin, dix ans plus tôt jour pour jour, au moment où elle passait à côté du bus qui avait explosé, dont la déflagration l’avait éjectée hors de sa voiture et projetée sur l’asphalte. D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu ce changement de dernière minute, c’est lui qui aurait été à sa place, lui qui aurait été propulsé dans l’air enflammé tel un immense astéroïde et se serait fracassé au milieu des corps calcinés.

Oui, pourquoi n’avait-il pas emmené les enfants à l’école ce matin-là, comme d’habitude ? Elle se souvient d’un coup de téléphone affolé du bureau, une panne informatique, tout le système qui avait planté. Dire qu’il avait insisté pour les conduire quand même ! Mais Omer n’était pas encore habillé, il sautait en pyjama sur leur grand lit, alors elle avait préféré s’épargner les heurts et les remontrances, « laisse, je vais les conduire », avait-elle proposé, ce qui n’avait bien sûr évité ni la rituelle bagarre du matin – le garçon s’était enfermé dans les toilettes et refusait d’en sortir –, ni les larmes d’Alma qui serait en retard à cause de lui. Déjà épuisée, elle les avait déposés devant le portail de l’école, de là, elle avait accéléré pour remonter la rue bruyante, avait dépassé un bus arrêté à sa station, et soudain le pire bruit qu’elle ait jamais entendu avait frappé ses tympans, suivi d’un silence total. Assourdie non pas par la puissance de l’explosion – jaillissement quasi volcanique de matière inflammable, de vis, de clous et d’écrous mélangés à de la mort-aux-rats pour augmenter les saignements – mais par une autre voix, plus profonde, plus effroyable encore, celle des dizaines de passagers brutalement arrachés à la vie : les sanglots des mères qui laissaient de petits orphelins, les cris des fillettes qui ne grandiraient pas, les pleurs des enfants qui ne rentreraient plus chez eux et des hommes qui se séparaient de leur femme. Elle a entendu la lamentation des membres déchiquetés, de la peau carbonisée, des jambes qui ne marcheraient plus, des bras qui n’étreindraient plus, de la beauté enterrée sous les cendres, et cette lamentation-là, voilà qu’elle l’entend de nouveau. Elle se bouche les oreilles et tombe lourdement sur les genoux de Micky.

« Oh, Iris, je pensais qu’on en avait fini avec ce cauchemar », il la serre contre lui mais elle se dégage et murmure, les lèvres crispées, « ce n’est rien, j’ai dû faire un faux mouvement, je vais prendre un cachet et aller travailler », sauf que ça recommence comme à l’époque, chaque geste se décompose en une dizaine de petits gestes tous plus douloureux les uns que les autres, à tel point que malgré son souci de retenue permanent (souci qui lui a valu depuis toujours la réputation d’être une directrice d’école forte et autoritaire), elle lâche un gémissement.

Soudain, derrière son dos, couvrant ce gémissement qui l’a surprise, éclate un rire violent, explosif. Ils tournent la tête vers le bout du couloir, là où leur fils, grand et mince, debout sur le seuil de sa chambre, secoue les longues mèches qui lui couvrent le dessus du crâne aux tempes rasées, et lance entre deux joyeux hennissements, « hé, qu’est-ce que vous faites comme ça, mam’pa, assis l’un sur l’autre ? Vous avez l’intention de me fabriquer un petit frère ?

— Ce n’est vraiment pas drôle, Omer, grogne-t-elle, bien que le tableau qu’ils offrent à sa vue lui semble, à elle aussi, ridicule. Ma blessure me fait de nouveau souffrir et j’ai été obligée de m’asseoir. »

Il s’approche à pas lents, on dirait presque qu’il danse tant il porte avec grâce sa magnifique nudité uniquement protégée par un boxer tigré, comment un corps aussi parfait a-t-il pu sortir de leur accouplement ?

« Ce n’est pas le fait que tu sois assise qui me dérange, c’est… pourquoi sur papa ? se moque-t-il gentiment. Et pourquoi papa est-il assis ? Il a mal aussi ?

— Quand on aime quelqu’un, on sent sa douleur, répond Micky de ce ton didactique qu’Omer déteste (elle aussi d’ailleurs), un ton vexé d’avance par la raillerie prévisible qu’il s’attire.

— Apporte-moi un cachet, ou plutôt deux, il y en a dans le tiroir de la cuisine », et elle s’empresse de les avaler, encore persuadée que par la seule force de sa volonté elle arriverait à éradiquer cette douleur, que son mal disparaîtrait à tout jamais. Comment pourrait-il en être autrement, ce n’est pas quelque chose qui revient comme ça, sans raison et avec une telle puissance. Tout n’a-t-il pas été restauré, recollé, recousu, revissé au cours de trois opérations différentes, de mois d’hospitalisations successives. Dix ans se sont écoulés, elle s’est habituée à vivre avec des élancements aux changements de saison ou après un effort, jamais elle n’a récupéré l’aisance de mouvement d’avant sa blessure, mais elle était loin de s’attendre à un nouvel assaut de douleur, comme si, ce matin, tout recommençait à zéro, « tu m’aides à me lever, Omer ? » demande-t-elle, il s’approche, toujours un peu amusé, lui tend un bras ferme et délicat, la voilà sur pied et bien qu’elle doive s’appuyer au mur, elle ne cédera pas. Elle sortira de chez elle, atteindra sa voiture, roulera jusqu’à l’école, dirigera les réunions avec efficacité, honorera ses rendez-vous, s’entretiendra avec de nouveaux professeurs, recevra l’inspectrice, restera pour vérifier comment se passe l’étude, répondra aux mails et aux messages qui se seront accumulés pendant la journée, et ce ne serait que sur le chemin du retour en fin d’après-midi, tout en conduisant les lèvres crispées de douleur, qu’elle repenserait à Micky, resté assis sur la chaise de la cuisine à côté de la porte, la tête entre les mains alors qu’elle sortait déjà ou, plus exactement, qu’elle fuyait comme si elle lui laissait son mal, oui, il était resté assis là-bas comme si c’était lui qui avait eu le bassin fracturé ce matin-là, dix ans auparavant jour pour jour, comme si c’était lui dont la vie avait été brisée.
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La douleur serait donc un processus de défense, lui répète Micky tandis qu’ils roulent sur la voie sinueuse vers le haut de la colline. D’une manière générale, le système nerveux produit une douleur pour prévenir que quelque chose ne va pas dans l’organisme, mais s’il est lésé, il agit comme le détecteur de fumée qui continue à sonner après que le feu a été éteint. Tu as compris, c’est passionnant ! Il a même dit que, parfois, c’est la guérison qui engendre le problème. Le nerf blessé qui guérit se réveille et commence à émettre des signaux de détresse. Ça s’appelle une douleur post-traumatique.
-Je suis contente que ça t’enthousiasme autant, susurre-t-elle, parce que moi, ça me déprime.
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Comment accepter qu’il soit plus simple de communiquer avec un étranger qu’avec son mari ? (..)
Tel est sans aucun doute le paradoxe le plus répandu et le plus révoltant de la vie conjugale, à quoi bon se mettre ensemble si c’est pour s’éloigner au fil du quotidien ?
L'intimité engendre tant de frictions et de vexations, de blessures et de cicatrices, que n'importe quel sujet devient rapidement trop sensible et on ne peut plus en parler avec efficacité.
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Elle qui a si souvent répété à ses élèves que les mensonges revenaient toujours à faire des croches-pieds à ceux qui les avaient inventés, voilà qu'elle en est l'incarnation parfaite, mais il arrive exagérait-elle parfois pour augmenter sa force de dissuasion, que certains mensonges se transforment en vérité à notre insu.
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...de blanches ambulances mutiques qui arrivent, puis une étroite civière ailée descend vers elle, elle est soulevée, déposée dessus et c'est à cet instant , l'instant où elle est arrachée à l'asphalte brûlant, qu'elle le sent pour la première fois, ce mal abominable qui prend possession de son corps.
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