J'ai été immédiatement attirée par le titre de ce roman en raison de l'étrange alliance qu'il évoquait entre une créature issue de la mythologie et un acte du quotidien. J'étais curieuse de voir de quelle manière l'auteur allait parvenir à rendre crédible l'intégration de cet être hybride, biologiquement impossible, qu'est le Minotaure, ce monstre sanguinaire fils d'un taureau et de la reine Pasiphaé, à un univers moderne. Une telle histoire devait reposer sur un équilibre précaire et requérir un talent immense pour parvenir à prendre vie.
Le roman consiste principalement en une succession de tranches de vie, il constitue un instantané de ce qu'est la vie du personnage alors qu'il a atteint 5000 ans. Les chapitres en prose, à la narration classique, sont encadrés par d'autres, plus courts, rédigés sous forme de poèmes, passages parfois chaotiques qui disent de quoi sont faits les rêves du Minotaure, évoquent ses angoisses, ses peurs ainsi que son passé. le personnage pressent qu'il se trouve à l'aube d'une nouvelle transition, car son existence est ainsi faite de cycles, de migrations. À chaque fois qu'il s'installe quelque part, il sait que les choses finiront immanquablement par mal tourner et qu'il lui faudra ensuite partir. La catastrophe attendue se fait malgré tout attendre. L'auteur prend son temps et peint à petites touches le portrait de son protagoniste, un être mutique surnommé M par son entourage, à travers l'évocation de son quotidien de cuisinier et de sa vie dans un trailer park.
Steven Sherrill a la description méticuleuse, c'est ce qui lui permet de faire adhérer son lecteur au protagoniste et de lui faire accepter son intégration dans un contexte autrement réaliste. le moindre aspect physique du personnage mythologique est évoqué, de son champ de vision commodément encadré par ses cornes à cette zone de transition où sa peau d'homme laisse place à sa peau de bête. L'auteur lui donne vie en déduisant et montrant l'impact que ses caractéristiques biologiques uniques ont de façon concrète : son nécessaire rituel de soin quotidien, ses difficultés à trouver des vêtements qui lui soient adaptés, les accidents qu'il provoque malgré lui…
Steven Sherrill développe avec subtilité l'incidence psychologique qu'a sur lui le fait d'être en partie animal mais de vivre en dépit de cela comme un homme. À travers les nombreux personnages gravitant autour du Minotaure, l'auteur montre également comment l'on s'accommode ou non de côtoyer un tel être.
Le Minotaure est un personnage complexe, ambigu, chez lequel point parfois une certaine amoralité, et sa personnalité comme sa vision du monde, de la religion à la sexualité, sont intimement liées à son passé. L'auteur n'a pas choisi la facilité et fait de lui la victime de mensonges répandus à son propos et perpétués durant des milliers d'années. le passé du Minotaure dans le labyrinthe de Dédale, où lui étaient sacrifiés chaque année sept garçons et sept filles, n'est en rien occulté. M est évoqué comme un personnage souhaitant s'intégrer mais ne semblant pas avoir reçu ou tout à fait saisi le mode d'emploi de la vie en société, un être qui regrette ses lacunes, timide envers les femmes, et moqué pour cela. S'il semble à présent inoffensif, sa violence, qui s'est estompée au fil des siècles, demeure malgré tout sous-jacente.
Finalement, ce qui maintient l'intérêt du lecteur tout au long de la lecture est la découverte graduelle de la manière dont fonctionne ou dysfonctionne l'inclusion du Minotaure dans un univers dans lequel il est une anomalie, et comment opère la démythification de la créature. Les autres personnages mythologiques mentionnés, dont j'ai beaucoup apprécié les brèves apparitions : la gorgone Méduse, la nymphe Daphné devenue Laurel, la déesse Aphrodite ainsi qu'une créature anonyme qui pourrait être un satyre, et la place que chacun occupe dans ce monde mettent efficacement en perspective le mode de vie du Minotaure et les autres voies qui auraient pu s'offrir à lui.
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