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L'homme qui regardait passer les trains - ( le titre est un "aiguilleur" qui remplit sa mission à la perfection ) est l'un des 117 "romans durs" écrits par
Georges Simenon. Par "roman dur", on entend une histoire dont ne fait pas partie le commissaire
Maigret, encore que dans celui-ci, il y ait au 36 Quai des Orfèvres un commissaire Lucas qui peut lui servir de substitut.
Comme pour certains Tours de France, le départ de cette course contre la montre ( le temps est une composante essentielle du livre, et ce qui sert à le mesurer tout autant ) se fait à "Groningue, une ville néerlandaise, chef-lieu de la province de Groningue, dans le Nord des Pays-Bas."
Kees Popinga est un petit bourgeois de 39 ans, fondé de pouvoir d'une importante firme maritime, marié et père de deux enfants adolescents.
Nous sommes à quelques jours de Noël.
Kees Popinga fume sa pipe en regardant passer les trains... qui lui font toujours éprouver une drôle de sensation.
Sa femme complète son album de Kromos.
Sa fille rêve.
Son fils regagne la chambre de la villa parentale cossue.
Sans raison apparente, sans élément déclencheur, Kees Popinga décide de sortir pour aller s'assurer que tout est en ordre sur un des navires de la compagnie, navire qui est sur le point d'appareiller.
C'est l'instant que guettait le destin pour faire dérailler la vie jusque-là sans histoire de cet homme cantonné aux horaires fixes et réguliers ( comme ceux des trains ), à son club d'échecs et de billard ; sorties presque "ritualisées", où les notes immuables sont inscrites sur un papier à musique conservé comme un reliquaire par ses membres.
Le navire ne peut appareiller.
Julius de Coster, son PDG... comme on dirait aujourd'hui... a disparu.
Kees Popinga part à sa recherche et finit par le retrouver en train de s'enivrer dans un bar.
Il entre.
Son patron lui révèle qu'il a commis des actes de malveillance, que sa compagnie est en faillite et qu'il s'apprête à disparaître en maquillant sa fuite en suicide.
Kees Popinga qui avait placé toutes ses économies dans la compagnie, dont la superbe villa n'est pas encore payée, est ruiné.
Étrangement, ces révélations ne l'abattent pas mais le stimulent.
Son patron partage avec lui une importante somme d'argent.
L'expert-comptable va se muer en expert en liberté.
Ce monde n'étant basé que sur des mensonges et des apparences, il n'a plus de comptes à lui rendre.
Il prend enfin
le train... pour Amsterdam... pour y retrouver une "prostituée", maîtresse de son patron, dont il rêve depuis longtemps.
La rencontre ne se passe pas comme il l'aurait souhaité...
Qu'à cela ne tienne, il prend un autre train pour... Paris...
Et là commencent les aventures de Kees Popinga.
Je ne vous en dis pas plus pour ne pas divulgâcher (j'aime bien ce verbe, que je répète de temps à autre...) votre plaisir.
Outre la formidable imagination de
Simenon et son sens inné de l'action, ce polar psychologique est truffé de l'incontestable sens... de l'acuité devrais-je dire... de l'observation de l'auteur.
Ainsi, parmi les "tics" de Popinga, il en est un que vous interpréterez tel qu'il vous semblera bon ou juste de l'interpréter... c'est la relation quasi obsessionnelle de Popinga avec les glaces, les miroirs et son image.
L'image renvoyée par la psyché.
Psychée devenue le miroir de l'âme ou de l'inconscient... à vous de voir !
Il est plus que naturel de la part d'un lecteur de se demander quelle est celle que l'auteur a mise dans son "héros" - héros négatif en l'occurrence -.
Intéressante question concernant
Simenon, l'homme aux "10 000 femmes" qui, c'est lui qui l'a révélé, avait des relations tarifées en moyenne six fois par jour... Et Kees Popinga, qui appelle son épouse "maman", ne peut dormir, trouver le sommeil, que s'il a à ses côtés, dans son lit... une prostituée...
Le travail, qualifié précédemment, de l'auteur concernant l'approche psychologique de son personnage est remarquable en cela qu'à travers ses déambulations parisiennes, il va le déconstruire, le déstructurer pour finalement réussir à le mettre à nu physiquement et psychologiquement.
Du très grand art !
J'ajouterai que, d'un point de vue symbolique ou autre(s) ( toujours à vous de décider... ), Popinga écrit sur un carnet en moleskine... de manière compulsive et... nécessaire, voire vitale.
À la fin du roman, il va demander un cahier pour y écrire " La vérité sur le cas de Kees Popinga "... on pourrait s'attendre ou y voir une mise en abîme... sauf que les pages de ce cahier vont rester blanches... comme si la vérité se trouvait ailleurs... ou comme s'il n'y en avait pas...
Comme si l'idée ou l'image que se fait
Simenon de l'écrivain se "résumait" à ce constat...
Encore une fois, votre interprétation vaudra au moins tout autant si ce n'est davantage que la mienne.
Je me suis régalé à lire les 277 pages de cet excellent roman que j'avais initialement qualifié de polar psychologique, mais qui au-delà de l'étude sociale n'a pas fini de nous livrer tous les secrets insondables qu'il recèle...