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Les inconnus dans la maison - appartient à ces cent dix-sept ouvrages ( vérifiez le nombre que je cite de mémoire ) que
Simenon qualifiait de "romans durs", de roman-roman.
Une des difficultés lorsqu'on lit un de ces romans précisément, c'est de trouver la bonne distance entre son imaginaire de lecteur et ses souvenirs de cinéphile.
Ainsi lorsque vous lisez -
le chat -, vous voyez et vous entendez Gabin.
Pour "Les inconnus...", c'est Raimu qui s'invite.
Deux pointures qui résistent à vos efforts d'imposer votre Loursat ( c'est le nom du personnage central ) à vous, et pas celui du tandem Clouzot-Decoin.
Vous, enfin moi, j'aurais bien vu un Orson Welles ou même un
Pierre Brasseur.
Bon, ce fut Raimu, et Jules fut grandiose... comme toujours.
Nous sommes à Moulins, petite ville de province, dans l'Entre-deux-guerres.
Une époque où la société est scindée entre ce qu'on appelle aujourd'hui "la France d'en haut" et celle "d'en bas", mais où les différences et les préjugés de classe sont nettement plus marqués qu'aujourd'hui.
C'est là que vit en autarcie un vieil ours alcoolique dans sa tanière ; un bureau poussiéreux empli de milliers de bouquins, près d'un poêle, son tabac et son bourgogne toujours à portée de main.
C'est là qu'il "s'engourdit", sans jamais être saoul.
C'est là qu'il s'empâte pour tenir à distance le fantôme de sa femme qui l'a quitté voilà dix-huit ans en lui laissant une petite fille de deux ans, une fille qu'il n'a jamais aimée... parce que étant vraisemblablement la fille de "l'autre".
Loursat fut un as du barreau, un avocat qui ne plaide plus que très rarement.
C'est un notable, un "héritier" qui, s'il en a le statut, n'en a pas pour étant épousé les règles.
Loursat est un misanthrope totalement anticonformiste, un libertaire... presque un anarchiste.
Il côtoie plus qu'il ne vit avec sa fille Nicole, laquelle a été élevée par Fine, surnommée "la naine", qui le déteste.
Il méconnaît cette fille qu'il trouve médiocre, fade, docile, sans envergure et indigne de tout intérêt.
Jusqu'à cette nuit où retentit dans la maison un coup de feu et où il découvre dans une des nombreuses chambres qu'il croyait inoccupées de sa maison, le cadavre d'un dénommé Gros Louis.
D'où venait cet hôte ignoré ?
Qui est réellement sa fille qui invitait tous les soirs à son insu dans la propriété une bande de jeunes jusqu'à pas d'heures ?
Une bande hétéroclite, marginale, délinquante, au sein de laquelle figurait Émile l'amant de sa fille.
De jeunes rebelles, dont beaucoup sont des fils de famille, mus par le rejet d'un monde qui ne vit que d'apparences et de mensonges.
Mais au sein de la bande sévissent des rivalités nées d'autres berceaux que ceux créés par la naissance.
Ce crime et la découverte qu'il existe dans cette ville endormie, engourdie sous le poids des conventions, des convenances, de la naissance, un autre monde, une autre vie avec d'autres règles, d'autres codes, vont faire sortir le temps d'un procès aux Assises, Maître Loursat qui va être le défenseur d'Émile, accusé du crime de Gros Louis.
Quelques mois qui vont redonner au vieil ours le goût de la vie, et qui dit vie dit lutte.
Quelques mois durant lesquels le libertaire va faire trembler les notables sur leurs certitudes, et faire connaissance avec sa fille.
Plus qu'une enquête criminelle,
Simenon nous offre une histoire où son goût et sa connaissance du "sociologique" peuvent s'en donner à coeur joie.
L'atmosphère Simonienne est au rendez-vous.
Le livre est prenant, pesant.
Pesant le poids du "phoque" Loursat, de l'alcoolisme, de ces notables que chantait Brel, de ces apparences, de ces trahisons, de son hypocrisie, le poids des injustices, du malheur, du déterminisme, de cette petite ville "où le ciel est gris et cerné d'une éternelle pluie, où dans la rue embrumée des ombres vont glissant parmi les flaques d'eau".
Pesant le poids de la vie tout simplement.
L'asocialité du gros ours qui va prendre le temps de déshiberner pour montrer ses griffes et grogner contre les freluquets "et les notaires des Trois Faisans"... mérite lecture.
Un bon
Simenon.