Avoir envie, c’est déjà céder.
Adèle a fait un enfant pour la même raison qu’elle s’est mariée. Pour appartenir au monde et se protéger de toute différence avec les autres. En devenant épouse et mère, elle s’est nimbée d’une aura de respectabilité que personne ne peut lui enlever.
Le vertige, c’est autre chose que la peur de tomber. C’est la voix du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi. Avoir le vertige c’est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s’y abandonner. On se soûle de sa propre faiblesse, on veut être plus faible encore, on veut s’écrouler en pleine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre.
MILAN KUNDERA - L’insoutenable légèreté de l’être
Epigraphe
"Il faut user le corps." C'est ce qu'elle se dit pour se donner du courage. Il lui arrive d'y croire le matin, après une bonne nuit de sommeil. D'être optimiste, de faire des projets. Mais les heures passent et rongent ce qi lui reste de détermination. Son psychiatre lui a conseillé de hurler. Ça fait rire Adèle. "Mais je suis très sérieux. Il faut gueuler, pousser un cri aussi fort que vous le pouvez." Il a dit que ça la soulagerait. Mais même seule, même au milieu de nulle part, elle n'a pas réussi à extirper sa rage. A pousser un cri.
(p. 193)
C'est une maison pour vieillir, pense Adèle. Une maison pour les cœurs tendres. Elle est faite pour les souvenirs, pour les copains qui passent et ceux qui partent à la dérive. C'est une arche, un dispensaire, un refuge, un sarcophage. Une aubaine pour les fantômes. Un décor de théâtre.
Ont-ils vieilli à ce point ? Leurs rêves peuvent-ils s'arrêter ici ?
Est-il déjà l'heure de mourir ?
(p. 81)
Adèle regarde ses pieds. Ses mocassins vernis sont trempés par l'herbe mouillée. Ce ne sont pas des chaussures pour la campagne.
"Donne-moi les clefs" demande-t-elle à Richard.
Elle s'assoit dans la voiture, se déchausse et réchauffe ses orteils avec ses mains.
Elle soulève les épaules et éclaté de rire. Richard la regarde, interdit. Il avait complètement oublié le bruit de son rire. Ce bruit d'eau vive, de torrent. Ce bruit de gorge qui lui fait renverser la tête et dévoiler son long cou. Il ne se souvenait plus de cette façon étrange qu'elle a de placer des mains devant sa bouche et de fermer les yeux, dans une grimace qui donne à son rire un air un peu moqueur, presque méchant. Il a envie de la serrer contre lui, de se nourrir de cette joie soudaine, de cette gaieté qui leur a tant fait défaut.
Face au miroir piqué du hall d’immeuble, elle lisse ses traits et se regarde mentir.
Les gens insatisfaits détruisent tout autour d'eux.
Adèle a déchiré le monde. Elle a scié les pieds des meubles, elle a rayé les miroirs. Elle a gâché le goût des choses. Les souvenirs, les promesses, tout cela ne vaut rien. Leur vie est une monnaie de singe.