Une journée d'Ivan Denissovitch peut se résumer en une phrase : « Ici, on ne regarde pas plus loin que le bout de son nez. Et il n'y a pas le temps de penser, de se demander comment vous avez fait pour en arriver là et comment vous en réchapperez. » Au goulag, par moins trente degrés et sous les brimades diverses et variées, il n'y a donc ni passé ni avenir. L'homme en tant que tel est annihilé.
Dans sa savante et limpide préface,
Jean Cathala – premier traducteur en français, avec son épouse, de l'édition complète non censurée du texte de
Soljenitsyne – écrit : « Avec un art du ramassé, qui tient du classicisme, l'auteur est parvenu à miniaturiser en moins de deux cents pages une fresque de la déportation. » Ce qui fait d'
Une journée d'Ivan Denissovitch un roman à la densité unique. Un roman qui raconte l'autre univers concentrationnaire, celui qu'il était interdit de condamner il y a encore quelques décennies – qu'il est toujours interdit de condamner chez certains extrémistes, dont l'un m'a un jour confié dans une manifestation (je cite) : « Staline et Pol Pot ont fait ce qu'il fallait faire »… !
Le roman de
Soljenitsyne, au-delà de sa qualité littéraire, marque aussi un coup d'arrêt à l'idéologie socialiste dans sa pureté affichée de façon très ostentatoire. Non, les Goulags n'étaient pas des camps de rééducation pour ennemis du peuple, mais des camps de concentration, voire d'extermination. Extermination plus lente que dans les camps nazis, mais extermination tout de même.
Soljenitsyne, condamnée à huit ans d
e goulag pour avoir simplement critiqué le camarade Staline, préfère cependant s'effacer dans ce roman et raconter la journée d'un détenu imaginaire, à la lumière toutefois de son expérience concentrationnaire.
Nous suivons ainsi, ou plutôt nous essayons de suivre depuis notre confort tranquille, le chemin de Croix du zek – nom donné aux détenus des goulags – Ivan Denissovitch alias Choukhov. Une vie de misère, entretenue par le système le plus effroyablement efficace. Une vie qui se résume à ce que hurle un chef d'escorte à l'attention des zeks, par un froid polaire et le ventre vide : « Détenus, attention ! En cours d'acheminement, observez rigoureusement les consignes de la marche en colonne. Défense d'allonger les files ou de les raccourcir. Défense de passer d'un rang de cinq à un autre. Défense de parler. Défense de regarder de côté. Et gardez toujours les mains derrière le dos. Débloquer d'un seul pas sur la droite ou sur la gauche étant considéré comme tentative d'évasion, la garde ouvrira le feu sans avertissement. »
Comme dans toute vie concentrationnaire, la nourriture devient le sujet obsédant par excellence, étant donné le régime alimentaire dérisoire auquel sont soumis les détenus : « Un estomac de zek, bien sûr, ça supporte tout : aujourd'hui, on lui serre la ceinture, demain vous le remplissez. de sorte que, les jours de ration minimum, on se couche avec l'espoir. » À cela il faut ajouter le froid, qui pourchasse les détenus jusque dans leurs baraquements, et les gardes qui traitent les détenus comme du bétail corvéable jusqu'à la mort.
Mais, suivant l'idée antique, et assez juste, qui veut que l'homme soit un loup pour l'homme, il est un autre ennemi dans l
e goulag : « le vrai ennemi du prisonnier, c'est le prisonnier son frère. Si les zeks n'étaient pas des chiens entre soi… [Eh bien, les chefs, ils ne seraient plus de force à les commander] (la dernière proposition est entre crochets pour signaler qu'elle avait été censurée dans l'édition originale).
Soljenitsyne souligne là le conditionnement concentrationnaire, qu'il serait aussi inutile qu'indécent de juger à l'aune de nos vies occidentales ouatées.
Et quand on lui parle de Dieu, Ivan Denissovitch a cette réponse fataliste du point de vue de sa situation de zek : « Une prière, Aliocha, c'est pareil que les réclamations. Ҫa n'arrive jamais jusqu'au grand patron. Ou bien il t'écrit dessus : Refusé. »
À la fin de cette journée qui, contrairement à l'exceptionnel film d'Ettore Scola, n'est pas particulière, Choukhov est content car il lui arrivé plein de bonnes choses, que nous qualifierions, quant à nous, d'enfer sur terre…