«Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate ! sup- plie le poète. Loin ! Loin. Ici, la boue est faite de nos pleurs !» p52
La médecine commence là. Par le ton et le timbre. Les mots tuent, c’est connu. Ils peuvent aussi guérir quand ils sont bien dits.
Le printemps est passé. C'était il y a trois ans.
L'argent règne sur l'Europe. Il fait et défait les empires. Les insurgés sont retournés à l'usine.
La Ligue des Justes est morte et le Manifeste communiste qu'ils avaient écrits ensemble est la proie des souris et des rats.
Mais ce n'est que partie remise. Le Maure guette le moment. Il est à pied d'oeuvre pour fonder une autre ligue...
Charlotte n'a vu que ça, des pauvres, à Londres. Des milliers de désoeuvrés par ces milliers d'usines qui battent le fer à leur place, par ces milliers de métiers mécaniques qui tissent sans artisans et tous ces chevaux-vapeur qui tracent des voies nouvelles sans chevaux ni cochers. Elles sont bien exposées, ces machines diaboliques, tout en haut de Hyde Park, dans un écrin de cristal érigé comme un temple. La technique est un tyran glacial plus vicieux que les tyrans de chair. La technique n'a pas d'âme. Elle n'a qu'un rendement, coûte que coûte. (p.22)
Freddy voudrait connaître le sens des mots cachés qui disent sans abuser. Ceux qui offrent sans reprendre, qui donnent sans promettre.
Dans ces faubourgs infâmes, les enfants naissent et disparaissent dans un mouvement constant. Deux enfants sur trois meurent avant d'avoir un an.
« Un navire, classe fantôme, précise Dressner. Pour passer le blocus sans se faire repérer par la marine ennemie, il faut renouveler son combustible toutes les six heures. De fond en comble. Comme ça, la fumée sort moins noire. Mais le mieux, c'est de traverser la nuit ou par très mauvais temps, quand tout est gris au large. On n'a que quelques heures pour franchir le golfe.
- Quel golfe ?
- Du Mexique, monsieur Engels.
(...)
- Et ça fonctionne bien ? Vous passez facilement ?
- Facilement, non. Il y a des pertes. Je me suis fait prendre une fois. (...) Mais comme je suis citoyen britannique et qu'officiellement il n'y a pas de blocus parce qu'il n'y a pas de guerre entre l'Amérique et l'Amérique, ils ont dû me relâcher. (...) Le mois dernier, je suis passé avec deux cents tonneaux. Du coton du Texas ! »
Le coton que cet énergumène fait passer coûte trois fois le prix officiel. (...)
L'argent n'a pas d'odeur.
Tant pis pour les esclaves des plantations du Sud.
(p. 193-194)
« L’argent peut tout et réduit tout. Il brise les roches et dessèche les rivières. Il dresse de grandes lignes de fer et relie les antipodes du monde. Il est ce panache de fumée qui traverse les océans et rend l’inaccessible accessible, le bout du monde à portée de main. »
Sous les noms des hôtes, Karl Marx et Madame Johanna Marx, figure une ligne précisant qu’elle est « née baronne von Westphalen ». Un bal, donc. Chez une femme « née baronne » et son époux sans emploi, sans rente. Le bal de l’apatride. Le bal du grand révolutionnaire socialiste. Payé comment ? Sur les fonds récoltés à la Bourse de Londres. Pour quelles parts ? Elle sait qu’Engels paie tout. Son ami est infoutu de gagner le moindre penny. Quel paradoxe !
Une phrase lui vient en tête. Une phrase absurde et pourtant tellement juste: Si Adam a vendu le paradis pour une pomme, c'est qu'on peut tout brader.
C'est ce qu'a fait son ami. Pour sa réputation. Pour ménager sa femme.
Cet enfant, ce bâtard de Freddy, est le fruit défendu !