Déjà, le Destin des Coeurs Perdus se classe dans la catégorie Romance. Et me faire lire de la romance, c'est envoyer Jar Jar Binks gérer des conflits politico-éthiques d'envergure galactique ou mon adjudant-chef dans un ashram « Crudivorisme, méditations et hatha yoga ». Autant dire qu'on sort de sa zone de confort. J'en ai certes peu lu, et sans doute pas des meilleures, aussi la simple mention du genre littéraire me fait hausser le sourcil à mi-chemin entre le scepticisme et l'angoisse.
Pourtant, les intrigues de
Jc Staignier évitent la plupart des écueils du genre qui me rebutent d'ordinaire. J'ai particulièrement apprécié le soin apporté au cadre de l'histoire, à sa temporalité et à ses décors, ainsi qu'à la galerie de personnages, principaux ou secondaires, qui s'y déploie. Les Demoiselles de Castel Dark ouvre la saga, dans l'Angleterre de 1390 dépeinte avec précision, malgré quelques libertés bénignes prises avec les mentalités médiévales. Mais les descriptions, les événements historiques, les détails de certains lieux ou scènes font preuve d'une richesse comme d'une rigueur qui balaie toute shadenfreude historiographique, et ce n'est pas peu dire. Car, entre nous, c'est bien agréable de ricaner méchamment en lâchant des commentaires du genre « Waaah mais l'empereur Commode il est pas mort tué par un gladiateur » ou que Dumas « n'a pas été heureusement inspiré en inventant la charge de gobeletier du roi, attendu qu'un gobeletier n'est qu'un fabricant de gobelets »*.
Mais il s'avère plus agréable encore de suivre les péripéties des Kane et des Percival entre les soubresauts de la Guerre de Cent Ans.
C'est d'ailleurs le second point que j'ai apprécié sous la plume de l'autrice. Au contraire d'un personnage et demi (l'héroïne/le héros et son intérêt sentimental) qui tourne autour de son nombril et demi devant un univers en carton-pâte, environné de faire-valoir fuligineux pour tout cercle social,
Jc Staignier nous propose une multitude de personnalités et de rebondissements. Si la crédibilité ou l'originalité de certaines figures ou coups de théâtre n'est pas toujours au rendez-vous, en revanche, l'ensemble propose une dimension bien plus vaste, une consistance et des enjeux plus solides que Christian va-t-il être gentil avec Ana, ainsi qu'un rythme plus soutenu que les promenades à Pemberley**.
Revers de la médaille, néanmoins, plusieurs accélérations fulgurantes entre des séquences beaucoup plus lentes donnent une impression d'expédition au lance-pierre dans la mise en place et le déroulement des intrigues. Sans surprise, les scènes de romance et de sexe se déploient sur de longues pages, alors que des pans entiers des intrigues sautent en quelques lignes, sacrifiant parfois la cohérence de la narration. Bien sûr, l'autrice souhaitait proposer une saga sur plusieurs générations ; il était inenvisageable de détailler chaque geste ou chaque pensée de ses personnages. Néanmoins, le flou ainsi formé dans l'enchaînement des faits, opacifié davantage par le contraste entre les différents rythmes, m'a assez souvent fait décrocher des enjeux.
Malgré cette construction décousue, on s'imprègne sans mal de l'atmosphère troublée, tantôt brutale jusqu'au sordide, tantôt suave et gracieuse, qui infuse la saga entière. Ayant moi-même la sensibilité
d'un nosoderma diabolicum cryogénisé dans un caisson en carbyne, je fus assez peu réceptive aux élans romantiques, aux sentiments cristallins ou aux passions fiévreuses qui impulsent chacun des cinq livres. J'y ai pourtant trouvé mon compte en tant que lectrice ; notamment grâce à l'élégance d'une plume fluide et habile, qui a, dans certaines scènes sinistres à la limite du fantastique,su donner à missa chocottes bleues.
*: Lhote de Selancy, Des Charges de la maison civile des rois de France.
**: Oui, j'ai osé. Tomatez-moi la face.