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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Rose is a rose is a rose is a rose is a rose"

Voilà la phrase la plus célèbre de Gertrude Stein, cette égérie de la "génération perdue" à laquelle elle a donné (dit-on) son nom. La phrase qui a trouvé d'innombrables échos littéraires, et qui a été inlassablement recopiée par sa secrétaire, amie, amante et compagne Alice Babette Toklas sur des plats décoratifs en faïence destinés à la vente : un véritable commerce de roses et de mots !
J'ai toujours été méfiante...
... et j'ai toujours eu l'impression que cette célèbre moderniste américaine est une sorte d'icône terrifiante qu'il vaut mieux vénérer de loin, et de temps en temps lui sacrifier une vierge ou un nouveau-né. En ce qui concerne les roses, j'ai une nette préférence pour la façon dont le magicien Will soulève la question du "nom de la rose" dans "Roméo et Juliette".
Puis je me suis finalement lancée dans cette autobiographie en essayant de la voir comme un livre ordinaire et inconnu, tout juste sorti dans les librairies.
Et je dois avouer que je n'y ai pas trouvé la révélation attendue, même si c'est probablement le seul texte de la grande prêtresse moderniste (officiant au 27, rue de Fleurus à Paris) qui s'est bonifié avec l'âge. On peut ajouter au lot le portrait de Gertrude par Picasso, un tableau que ses amis jugeaient particulièrement laid et non-ressemblant, mais que Gertrude avait adoré, ainsi que les mots de Picasso que "plus tard, elle finira par y ressembler". Il n'avait pas tort, et ce portrait fait fortement penser aux idoles païennes : cela ne fait que confirmer ce que j'avance prudemment plus haut.

Il faut dire que cette pseudo-autobiographie est une très riche excursion dans le monde littéraire et artistique avant, pendant et après la Grande guerre. Il est agréable de se promener sur ses pages et profiter de l'atmosphère surannée de Paris et Londres, "quand tout le monde avait 26 ans". Il est certain que Gertrude était une sorte de génie de son époque, capable de reconnaître un autre génie. Elle a su voir le potentiel des artistes moqués comme Matisse, du cubisme, et des expérimentations littéraires. Elle avait un "flair" pour décider dans quoi investir. Elle était toujours à la bonne place au bon moment, et elle a su se hisser avec succès sur les épaules des géants, pour en profiter le moment donné. Vu par nos yeux d'aujourd'hui, son entourage était fascinant : Picasso, Braque, Matisse, Juan Gris, Max Jacob, le Douanier Rousseau, Man Ray, Ezra Pound, Cocteau, Fitzgerald, Hemingway, T. S. Eliot, Apollinaire, Satie... tout une farandole d'artistes illustres traverse le récit, pour exprimer leur étonnement sur les incroyables aptitudes littéraires de Mme Gertrude. le livre est rempli de charmantes anecdotes sur tout un chacun, et aussi sur Gertrude elle-même : laide, méchante, avec une bonne dose d'humour et de jugeote, intelligente et visionnaire, qui conduisait sa petite Ford décapotable à toute allure, mais n'était vraiment pas douée pour la marche arrière, ce qui la rend tout de suite plus sympathique !

Ceci pour le positif, avant de passer aux "nuisibles" : aux blattes, punaises et puces littéraires qui pourraient éventuellement importuner le lecteur. Tout d'abord, le livre est totalement et hideusement "steinocentrique". Sur chaque deuxième page il nous est répété encore et encore que Mme Gertrude est l'une des rares personnes authentiquement géniales au monde. Je ne doute pas qu'elle le pensait vraiment, et que ce n'est pas juste une pose ou une vaine vantardise, laissons-lui donc ce plaisir... Vous apprendrez au moins une bonne dizaine de fois que son oeuvre marque au fer rouge le tournant vers la littérature moderne. En ce qui concerne chaque texte, tableau, événement ou personne mentionnés dans le livre, le facteur décisif est si Gertrude Stein l'avait aimé. Si ce n'est pas le cas, il est voué aux flammes de la Géhenne, et on n'en parle jamais plus. Dans le cas contraire, il sera rangé parmi les rares merveilles qui vont façonner L Histoire.

Le récit autobiographique d'Alice/Gertrude est innovant. Il empile les mots et se passe très souvent de virgule. Comme c'est osé et révolutionnaire ! le lecteur doit se les compléter seul, car s'il n'y arrive pas, il n'est pas digne de cette lecture. Dites donc, quelle idée ! de l'autre côté il y a une certaine transparence du texte et l'effort d'utiliser les mots et les expressions les plus simples possible : "C'était beau. Gertrude Stein en était satisfaite. Plus tard, cependant, Gertrude Stein ne l'aimait plus".
Eh oui, Mme Gertrude pensait que les mots au 20ème siècle sont déjà rassis, desséchés, usés et "littéraires", alors qu'à l'époque d'Homère ou de Chaucer ils étaient encore vraiment associés aux "choses". Les poètes d'autrefois pouvaient parler du monde directement, tandis qu'aujourd'hui ils doivent rendre la vie aux mots par toutes sortes d'expériences. Cela vous plaît-il ? Hmm... cette idée est presque aussi agréable qu'absurde, les mots étant "usés" depuis la nuit des temps. Est-il seulement possible de déterminer quelque "âge d'or" en littérature ? Avec une prétention presque steinienne, j'ose donc croire que messieurs Homère et Chaucer seraient d'accord pour me soutenir dans la campagne contre les phrases inutilement trop épurées.
Même Ernest Hemingway - dont "Paris est une fête" ressemble thématiquement beaucoup à ce livre - n'était pas aussi obstiné, malgré sa prédilection pour le style simple et direct. Il y parle d'ailleurs du mauvais accueil que Gertrude a fait à Paris à Zelda Fitzgerald, car elle avait du mal à tolérer une personne tout aussi excentrique qu'elle-même.
Et il n'a pas pu s'empêcher de paraphraser la célèbre phrase steinienne par un ironique "a stone is a stein is a rock is a boulder is a pebble", en ricanant aussi méchamment que Gertrude sur tout ce qui n'obtenait pas ses faveurs.
Alors 1 : 0 pour Ernie (y compris la préférence pour "Paris est une fête") et 3,5/5 pour Gertrude, mais je suis contente de l'avoir enfin lue.
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