(Etre) Cesar ou rien ! Voilà Julien Sorel.
Rejeton chétif, né dans une famille de bûcherons et de charpentiers, sa santé ne lui permet pas de se joindre à l'entreprise familale. Son père lui reproche chaque bouchée qu'il avale, ses frères le battent. Tous le méprisent, lui les hait. Il trouve refuge dans les trois ou quatre livres qu'il a su se procurer. C'est qu'il sait lire, le petit prétentieux ! Il sait même le latin, que le curé lui a appris. Parasite, faineant... sale "liseux" ! On le bat d'autant plus fort. La rage au coeur, Sorel se réfugie dans ses précieux livres, surtout dans le "Mémorial de Sainte-Hélène". C'est ainsi que Napoléon devient une sorte de père, et de modèle. La fierté, le courage deviennent ses vertus, la solitude et le pouvoir nécessaire à son maintien sont ses objectifs.
Mais tout cela n'est que rêverie, jusqu'à ce que s'offre la possibilité de devenir précepteur des enfants du maire, petit noblieau de province sous Charles X. C'est sortir du cercle infernal des humiliations et des coups, manger mieux, être bien vêtu, même avoir un salaire ! Mais pour cet être à la fierté enragée, tout contact social se pose en termes de pouvoir. Tout lui est défi ou insulte. Il s'est enfermé dans le double rôle de victime et de vengeur. Non, il n'est pas insensible à l'amitié ou à l'amour, mais son incapacité à voir en autrui autre chose qu'un ennemi à pacifier par la conquête, rend l'amour même impossible. Les autres sont des objets à assujetir et à posséder. C'est là l'antithèse même
de l'amour ou de l'amitié.
Doté d'une mémoire prodigieuse, fort intelligent, infatigable, cynique parfait, et tête brulée de surcoit, Julien réussit à continuer son ascension de l'échelle sociale, en changeant régulièrement de décor, pour que ses bévues ne le ratrappent pas, malgré l'appui de protecteurs. C'est, bien sûr, reculer l'échéance et augmenter la hauteur de la chute quand elle viendra. Elle sera, finalement, mortelle. Pour lui, et pour quelques autres.
La figure du jeune ambitieux n'est pas singulière - Lucien de Rubempré, par exemple, en était une autre. Mais si la carrière de Lucien était bien extraordinaire, elle pouvait, somme toute, passer pour possible. Celle de Sorel ressemble à un empilement d'invraisemblances. Tous seraient dupes presque jusqu'à la fin? Et qu'en est-il des talents de séducteur de ce jeune homme: il n'est de femme qui ne se pâme dès qu'il s'approche ? Malgré ses mauvaises manières, sa froideur hautaine, ses habits de curé même ? Allons donc ! Julien se prend pour Napoléon, et la chose bizarre est qu'on le croie. L'audace seule ouvrirait toutes les portes...
Les autres personnages principaux ne sont pas mieux conçus : Mme. de Rénal serait - bien que mère de plusieurs enfants - ignorante des choses de la vie au point de s'amouracher d'un jeune homme qui lui fait des bises sur l'avant bras - c'est l'extase immédiate ! Quelques pages plus loin cette prétendue dinde roule son mari autour de son petit doigt pour sauver Julien. Vraiment ! Mlle. de la Mole, quant à élle, n'est que le mirroir au féminin de Julien: hautaine, froide, perpétuellement ennuyée, elle n'a que mépris pour son entourage, qu'elle s'amuse à torturer au moyen de plaisanteries au vitriol.
Stendhal, comme Julien, était un homme qui haïssait son père. Il voyait sans doute en lui cet autre homme que sa mère aimait. Car
Stendhal éprouvait pour elle cet amour fusionnel, exclusif qui lie les nourrissons à leur mère. Un lien absolu, qui sera rompu par son décès, quand
Stendhal a sept ans. L'événement décisif de sa vie, il ne s'en remettra jamais. On lui dit que c'est Dieu qui a rappelé sa mère à lui -
Stendhal devient athée. Son père reste l'ennemi, le concurrent. Son grand-père sera une figure paternelle de substitution. Dissipé, aimant la peinture et la musique, voulant écrire (mais quoi ?), il commence vers ses seize ans une vie aventureuse à Paris. Il cherche l'amour, la beauté, la richesse, le bonheur. Mais comment une femme pourrait-elle entrer dans ce coeur où la mère trône ? Comment devenir riche quand on vit en dilettante ? Comment connaître le bonheur quand vous manquent les gens et les moyens ? N'est-ce pas plutôt la recherche d'une mère, disparue, en d'autres visages et d'autres lieux ? La vie
De Stendhal a t-elle été une errance ? Je le crois.
Après avoir lu
Balzac ( sublime !),
Victor-Hugo,
Zola même, on se dit : que c'est mal fagotté ! Des successions interminables d'instantanés ( certains y voient la recherche d'une spontanéité), des énumérations poussiéreuses de dialogues, tout me paraît morne, gris, triste ( d'autres ont affirmé qu'il s'agissait de rendre la morbidité de la société sous la Restauration). Tout ceci ressemble plus à un journal intime qu'à un roman.
Comment noter cette composition ? Ai-je compris "
Le Rouge et le Noir "? Ai-je saisi
Stendhal ? Si un livre ne me plaît pas, il peut plaire à autrui. Je suis en général généreux, je ne me sens pas le besoin de démolir quelqu'un. Allons, bon, trois étoiles. Bien payé. Ne revenez pas.