«
La foire aux vanités » a pour théâtre les vies de la bonne société anglaises du 19ème siècle.
Nous y suivrons deux couples dans leur installation et, à travers eux, tout un univers d'orgueils et de vanités recouvert d'un verni superficiel de bienséance. Amélia, jeune fille de bonne famille aussi gentille et bonne poire que lisse et effacée (« dont l'excessive douceur dégénérait presque en faiblesse »), et Rebecca, orpheline sans le sou mais aussi maligne qu'hypocrite et manipulatrice (aimant la société et en ayant « besoin à tout prix, comme un fumeur d'opium ne peut se passer de sa pipe »), étaient pensionnaires ensemble. La première est promise à un bel avenir avec un fiancé de longue date, la seconde à la pauvreté et au travail de gouvernante. Mais dans la vie, rien n'est jamais acquis. La société n'est pas aussi figée qu'elle en a l'air : il suffit de savoir jouer la comédie… et de tirer les bonnes ficelles !
Thackeray lève le rideau sur cette société toute entière régie par l'étiquette plus que par l'étique, où le rang social, portés aux nues au moins autant que l'argent, fait naître le poison de la vanité. Ce dernier incite à vouloir s'élever dans la société, à posséder plus d'importance, plus d'argent, souvent au détriment de la qualité des relations et d'une certaine idée de la morale. Il infiltre insidieusement chaque action, chaque pensée, chaque parole dans ce but ultime, et finit par pourrir ce terreaux d'âmes errantes, ambitieuses, orgueilleuses, et désireuses de briller à leur tour.
« A eux deux, ils donnaient l'exemple de la vanité des choses humaines ; ils désiraient, chacun de leur côté, ce qu'il ne leur était point donné d'avoir. »
Ainsi, comme son nom l'indique, «
la foire aux vanités » ne dénonce pas simplement un seul défaut (l'orgueil) en tant que tel. Il révèle et expose, dans tout ce qu'elles ont de plus secret et personnel comme de plus prétentieux et éclatant, toutes ces petites vanités diverses et camouflées du quotidien, soigneusement entretenues par chacun, comme les plus grandes et prétentieuses vanités institutionnelles créées et cautionnées par la société. A travers deux couples de jeunes adultes faisant difficilement leur entrée dans le monde, l'auteur retrace, avec un miroir grossissant, les travers, rides et imperfections d'une société fardée par le paraître et l'égoïsme de chacun.
« De tous les vices qui dégradent la nature humaine, l'égoïsme est le plus odieux et le plus méprisable. Un amour exagéré de soi-même conduit aux crimes les plus monstrueux et occasionne les plus grands malheurs dans les Etats comme dans les familles ».
Si l'auteur annonce un lever de rideau sur ce théâtre des vanités, c'est un théâtre de marionnettes dont les ficelles, plus ou moins grosses, sont tirées par les sujets les plus habiles. Alors, dénonciation du système de cette époque, qui pousserait aux actions les plus viles pour escalader l'échelle sociale…? Pas seulement ! Car l'histoire est transposable encore de nos jours : les réseaux de relations et de pouvoir, les jeux d'argent et les chantages, les arrivistes infatigables et les nantis vampirisés, les querelles d'héritage, les mariages volages, les amitiés intéressées, les jugements sur l'apparence, la volonté de briller, les ravages des addictions aux jeux ou à l'alcool… Ceux qui manipulent, ceux qui subissent.
En réalité, là est l'histoire : « La gloire de ce monde, comme on dit, est bien passagère ».
Cette citation du livre rappelle un rite d'intronisation sensé rappeler au Pape qu'il n'était qu'un homme et qu'il devait se garder de tout orgueil ou vanité. Comme l'indique son titre, ce roman est donc une réflexion sur la nature passagère et vaine de la vie humaine.
La foire « aux vanités » comprend aussi bien l'orgueil du vaniteux que l'acception latine du mot « vanitas » (de « vanus », vain) c'est-à-dire ce qui est vide, creux, inutile et illusoire.
Et
Thackeray de conclure : « Vanitas vanitatum ! qui de nous est heureux en ce monde ? qui de nous arrive enfin au terme de ses désirs, ou, quand il y parvient, se trouve satisfait ? ».
Avec ce « Vanitas vanitatum », l'auteur rappelle l'universel de ce qu'il décrit, car lié à l'être humain quel qu'il soit ; Comme s'il voulait dédouaner ses personnages et nous inciter à nous regarder d'un peu plus près nous-même.
Ces mots sont en effet extraits d'un passage de la Bible, dans lequel on retrouve l'idée étayée par l'auteur :
« Vanité des vanités, dit
L Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
Quel avantage revient-il à l'homme de toute la peine qu'il se donne sous le soleil? (…)
J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil; et voici, tout est vanité et poursuite du vent.(…) ».
Cette dernière phrase répond d'ailleurs également à un autre passage du roman (« L'expérience a démontré depuis longtemps que les plus heureux sont toujours les plus éloignés du soleil. (…) tout ici bas n'est que fumée et vanité »), mais on n'en finirait plus d'explorer ce roman, tant il est foisonnant.
Ne craignez pas pour autant une assommante morale religieuse : Toute la force de cette fresque est qu'elle demeure, sur la forme autant que sur le fond, définitivement romanesque. Il est amusant d'appliquer la trame du récit à la société d'aujourd'hui, ou même à un microcosme déterminé, un échantillon connu - de notre entourage ou de la vie publique - pour y déceler ce que la plume de
Thackeray dépeignait en son temps avec justesse, humour et précision. Et n'est-ce pas tellement logique, humain et donc universel ou presque, cette propension à vouloir dominer, tirer les ficelles, posséder, briller… En un mot, à vouloir toujours plus, au détriment parfois de valeurs morales. Dans cette « foire aux vanités », l'argent est-il une fin, un moyen, ou un prétexte ? L'égoïsme est-il une cause ou une conséquence ? L'ambition, l'envie de briller sont-ils des phénomènes créés par la société, ou profondément individuels et humains ? Sommes-nous le miroir de notre société ou celle-ci est-elle le nôtre ?
C'est donc bien, fidèlement à son sous-titre et nonobstant les piques ironiques de son auteur, un roman sans héros, fait de gens comme vous, moi et l'entièreté des personnes qui nous entourent. Mais quels portraits nous sont taillés et épinglés par
Thackeray : Il a un vrai talent pour la peinture sur mots, on ne s'ennuie pas ! En s'adressant directement à son lecteur avec humour et provocation, le narrateur omniscient n'enlève rien de notre proximité avec ses acteurs, tant leurs coeurs et âmes sont brillamment dépeintes, données en jugement et débattues. 1000 pages durant lesquelles vous serez spectateur actif, pris à parti de cette fresque qui demeure, sur la forme, savoureusement anglaise, et sur le fond, joliment (d)écrite et intéressante.
A présent je n'ai plus qu'à lire son pendant : « le bûcher des vanités » de
Tom Wolfe ! Après avoir dénoncé nos vanités, on les brûle ?
« Adieu, adieu, mes enfants, refermons la boîte et rangeons nos marionnettes, car le spectacle est terminé » !