"Mystère à Porquerolles", ce tome 2 des enquêtes de Ric Hochet, est un chef d'oeuvre qui nous vient de l'année 1964. Il vient de reparaître ces jours-ci en album cartonné dans une série "Grand Public" accessible chez votre marchand de journaux au prix très attractif de 5,99€.
Les couleurs criardes et les imperfections graphiques qu'on trouvait encore dans "Signé Caméléon" (1ère partie du Tome 1) n'ont plus cours...
Exception notable du rouge-pétard du ciel méditerranéen de couverture, avec attaque du Berger allemand contre Ric : épisode imaginaire qui n'a aucunement lieu dans cette aventure insulaire, le toutou étant sensible au paquet de viande hachée que lui lâche notre héros pour l'amadouer... et ça marche... (Tiens, pratiquez l'expérience vous-même !)
Richard Hochet dit "Ric" a donc son petit écriteau posé devant son bureau à "La Rafale" (case 1, planche 1) dont la grande baie vitrée donne sur (Tenez-vous bien !) ... la Tour Eiffel... En bref, "Paris sera toujours Paris !" (... mais surtout point la trop "provinciale" Bruxelles : ne faut-il pas vous le répéter septante ou nonante fois ?)
Le collègue et ami de Ric, "Bob Drumond" (patronyme qui deviendra "Drumont" en cours d'album) a disparu sur l'îlot de Porquerolles face à Toulon, dans le département du Var, là où il faisait de la plongée sous-marine : l'heure est grave.
Train estival (superbe rame) depuis Paris, embarcadère minable au "petit port" de Toulon, rafiot vers Porquerolles : et là, Ric tombe sur une vitrine où il aperçoit la dent de requin "King-size" que portait Bob en pendentif : il lui faut la racheter à un commerçant suspicieux aux sourcils broussailleux, dans une boutique obscure qui rappelle celle du marchand de scaphandres familier aux lecteurs du diptyque "Le Secret de la Licorne "/ "Le Trésor de Rackham-Le-Rouge"...
La lecture de l'album procure aujourd'hui (évidemment) son petit effet "madeleine" de
Marcel PROUST... Petit plaisir gustatif que nous ne bouderons pas.
Les frères-Barons presque jumeaux de Gusbin (Antoine et Bertrand) rappellent immanquablement les personnages gémellaires (le "normal" et le "tordu") joués par Jeremy Irons dans le "Faux Semblants"/"Dead Ringers" [1988] de
David CRONENBERG... L'un plastronne, l'autre peint (des croûtes "contemporaines", visiblement...). Les deux nous sont IMMEDIATEMENT suspects, bien sûr (comme à Ric et à Bourdon, venu en renfort)... Quand il parle à ses complices, le méchant reste dans l'ombre : procédé déjà employé dans le formidable "Traquenard au Havre" aux seulement 30 planches inoubliables (avec le fameux Loup vénitien sur le visage du Tonton Chevallier...).
En parlant de complice : le méridional patron de l'auberge de Porquerolles est le parfait sosie du chanteur d'opérettes d'origine turque Dario Moreno (identification magistrale de notre confrère Christian_Attard dans un article ci-contre : ami Christian, comme vous avez l'oeil à tout ! vous auriez pu bosser à "La Rafale" avec Ric !)... Visage rital, vaguement loukoumisé, cheveux gommeux à souhait : le traitre ou sbire d'opérette... "Monsieur Balthazar" est parfait en âme damnée (parfaitement soumis et reconnaissant) d'un des "De Gusbin" non identifié...
Ah, et ce sinistre sbire de "Carl" (Là où la boule de pétanque peut tuer, le fusil-harpon et le poignard de plongée le peuvent aussi) : parfaite tête de méchant de western aux yeux plissés !
Et ce bon c...illon de personnage de retraité insulaire pêcheur de poulpes de Baptistin, au chapeau de paille conique et à l'humble barque(tte) libre, tout échappé des films de
Marcel PAGNOL : devenant l'allié indéfectible de Ric (après avoir ch...é de trouille vu le pouvoir de nuisance de l'un des Brothers de Gusbin) ...
Soixante planches au trait fouillé : pas du travail de feignasse ! le scénario d'
André-Paul DUCHATEAU est parfait, le dessin de TIBET (assisté de l'un de ses futurs collègues paysagiste-décoristes à l'euvre ici :
MITTEI) phénoménal...
On y trouvera les prémisses du futur "Monstre de Noireville" dû aux papas de Ric Hochet (le personnage du peintre fou), le portrait de Richard le papa biologique de Ric (portant le même prénom) sous les traits d'un vrai-faux Angliche industriel largement pourvu en signes extérieurs de snobisme (Mister Revel)...
On y trouvera aussi les séquelles de "L'île du Docteur Moreau" / "The Island of Dr. Moreau" [1896] d'
Herbert Georges WELLS (la case de la planche 48 : Ric passant sous un résineux inquiétant au pied des murailles infranchissables de la propriété Gusbin), l'esprit des merveilleux films de
Fritz LANG (les souterrains, la part secrète de l'île... ), le cauchemar insulaire diurne de "
L'invention de Morel" / "La invención de Morel" [1940] d'
Adolfo BIOY CASARES...
Cet album est génial, et nous rend exotique et vaguement inquiétant (malgré le ski nautique dont Ric est un as) tout ce "décor" un rien bêtasse de l'ambiance littorale ensoleillée du Var...
Comme elles nous paraissent loin, désormais ces Brigitte Bardoteries-Madragueries datées et surjouées , ces Jean-Luc-Pierrot-le-Fou-Godarderies (si mal foutues) et ces funestes Louis de Funèsseries-Gendarmeries de Saint-Trop' d' Pèze, si ringardes, aujourd'hui adulées par le clown
Houellebecq (en une interview oubliée du Maître, d'une redoutable complaisance, et bien sûr au trente-troisième degré alcoolisé)...
Il faut lire (ou plutôt redécouvrir) cet album avec des yeux neufs pour comprendre la valeur intrinsèque de la passionnante série "Ric Hochet", dont l'intérêt déclinera évidemment (un peu) au fil des décennies...