... on était confiants, on avait des ordres, c’est pratique un ordre, un ordre ça s’exécute, tu dis oui au chef, tu salues, tu tournes les talons et puis t’y vas comme t’es venu, ça repose, ça trace ton avenir immédiat.
Rouen ressemblait à une carcasse de bœuf suspendue par les pattes arrière, on distinguait ses entrailles, et comme une brutalité peut soulever la robe d’une femme respectueuse et digne, des béances de guerre laissaient voir de loin la cathédrale. J’avais honte de la découvrir ainsi exposée, meurtrie, éclaboussée de crachats métalliques, insultée de flammes, soufflée, sidérée… Comment allions-nous faire ? T’es là, debout, flageolant face aux ruines, Rouen était éradiquée, terminée, trop de destructions, on n’y arriverait jamais.
— On va droit à la guerre.
André m’expliqua ... qu’on n’avait rien à craindre, la France avait la meilleure armée du monde, on avait gagné la grande et puis on possédait la ligne Maginot, infranchissable :
— Les Allemands vont se casser les dents sur elle et capituler tout de suite après, ils n’auront même pas la possibilité de poser un pied chez nous.
Je me suis juré que plus tard, je me serais laissé aller à couiner pour le moindre petit bobo tant j'avais le coeur qui pompait dans le vide, j'étais blanc comme un linge.
On roulait tous les deux, mon père et moi. Mais mon père, pour la seule fois de ma vie, était là rien que pour moi. Il avait négocié ça avec ma mère, c’était mon tour.
C’est la dernière fois que la vie fut belle. Après, la guerre est arrivée. Juste après la guerre, mon père est mort d’une crise cardiaque, et encore après je me suis trouvé comme un couillon en Indochine.
(Incipit)
La guerre c'était comme voir l'arrière-cuisine d'un restaurant négligé, ça ne donnait plus jamais envie d'y prendre ses repas.
Faut dire que la France était si pauvre, en ce temps-là, qu'elle ne se montrait pas bégueule dans le recrutement. Quand les légionnaires faisaient leur toilette torse poil, on distinguait bien chez certains le tatouage SS sous les aisselles ; l'armée recycle, pas de pertes. Je me suis souvent demandé si l'un de ces chiens de guerre était passé par Tulle ou Oradour avant de venir compléter ses points retraite chez nous.
Si « tomber amoureux » contenait tout, « sortir avec » était à l’amour ce qu’une zone résidentielle est à l’architecture.
Et ce père silencieux, discret, réservé, ce travailleur courageux peu enclin à entamer une conversation sur un autre sujet que les devoirs à faire et les choses à ranger, ce paternel dérouté et meurtri par sa mise à pieds brutale et infamante, ce père qui n'avait rien pu faire de ce qui composait maintenant le quotidien de ses fils - les études, le sport, les voyages, le théâtre, les sorties - , ce père à la nervosité palpitante, ce père sourcilleux qui ne dévoilait sa légèreté qu'à l'occasion d'un dîner à la maison ou le week-end chez les amis, ce père tout attendri de la petite enfance, capable de rester des heures à faire sauter un bébé sur ses genoux comme un gendarme sur son cheval, mais mal à l'aise avec l'adolescence au point d'être incapable de lui offrir la moindre bourrade, ce père qui, tel Titus Andronicus, se serait pourtant coupé une main à la hache sans la moindre seconde de réflexion s'il s'était agi de sauver n'importe lequel de ses fils, ce père sans autre exigence que celle d'avoir une vie normale et tranquille, ce père au passé militaire, guerrier même, l'attendait...
J'aimerais bien tomber sur une fille rieuse et pas me faire avoir encore une fois par une pimbêche au rire emprunté, qui s'esclaffe après calculs comme un bon artilleur vise juste.