Emilie, c'est moi, Alexandra, une des premières lectrices de
L'Enlèvement des Sabines.
Dites-donc, vous ne faites pas dans la dentelle, je vais avoir deux minutes pour énoncer l'extase souriante et cynique que m'a procurée cette lecture.
Alors, comme ça, Sabine en a soupé de son boulot et décide de tout plaquer pour écrire de la poésie. N'en rêvons-nous tous pas ? de sortir des griffes du quotidien, de ce que l'on subit tous les jours, cinq jours sur sept. Mais beaucoup d'entre nous sommes déjà si honteux d'admettre s ‘ennuyer au travail… Alors on se tait, et on continue notre sale besogne.
Sabine ne va pas partir les mains vides, puisqu'elle reçoit en cadeau de départ une jolie poupée, grandeur nature, au nombril déformé et à la cicatrice de varicelle sur le visage. Histoire de se donner bonne conscience sur les critères trop souvent élitistes des canons de beauté.
C'est avec un humour corrosif et dénué de compassion que vous nous exposez toute la violence des qu'en-dira-t-on. Vous nous plongez dans l'absurdité que nous bénissons, malgré nous, de l'incandescence folle de la recherche de la perfection : avoir un gendre idéal, représenter le couple parfait, pour le meilleur et pour le pire, mais surtout pour le meilleur, puisque nous fermons tous les yeux sur le pire, former une famille, car avoir des enfants n'est-il pas le dessein de toutes femmes ? Ne pas en vouloir, ou ne pas pouvoir en avoir, ferait-elle de nous des sous-femmes ?
Réussir, faire rire, toujours avoir le bon propos, avoir un travail honorable et être l'épouse et la mère parfaites.
Emilie, vous faites voler en éclats tous ces dogmes qui font de nous des moutons de Panurge. Et nous, les femmes, les objets de convoitise et de violence chez les hommes. Sabine, en protégeant sa poupée, tente de protéger toutes les femmes, du désir de propriété des hommes. A commencer par elle-même.
Toute cette violence insidieuse nous appartient et nous entoure. On joue les saintes Nitouche, et les hommes se jouent d'autant plus de nous.
Toutes ces cérémonies de pacotille, ces apparats de bienveillance ne sont que de la poudre aux yeux.
Sabine l'a bien compris et tente de s'extirper, non sans mal, de ces diktats en se voilant le regard de mouches sur les yeux. Ces mouches qui bourdonnent sur la réalité, la vérité, qu'elle-même semble être la seule à voir !
Entre la décrépitude de son couple et de son compagnon égocentré, Hans, les exigences extravagantes de sa soeur perfectionniste, relayées par sa mère déployant toutes les forces possibles à la rabaisser, il aura fallu une poupée en plastique, l'autre Sabine, pour révéler la vraie Sabine. L'aider à s'arracher des regards lubriques des hommes, aux équations logiques et résolues des vies qu'on cherche à tracer sans bavures.
Entre monologues désopilants laissés sur le répondeur de Sabine par sa mère, des dialogues incisifs entre Sabine et Hans, metteur en scène qu'on crie au génie, et les confidences de l'héroïne auprès de son double sur ses amours et la violence des hommes qui ne voient que des chiennes, Emilie, vous décapez la littérature dans le fond, comme dans la forme.
Je ne sais pas si ma chronique a dépassé les deux minutes, mais relevez que
L'Enlèvement des Sabines m'a fait sourire, exploser, jubiler, rire, m'interroger, et finalement penser que la réussite absolue réside dans un seul précepte : être ce que l'on veut être. Et avoir le courage de l'être.