Dans les «
Voyages extraordinaires », très peu de romans sont impactés par un sujet politique, même si, en filigrane, on peut saisir quelques allusions à l'actualité : trois oeuvres, me semble-t-il, abordent le sujet politique en pleine lumière : «
Les 500 millions de la Bégum » (1879), «
Face au drapeau » (1896) et «
Les Naufragés du Jonathan » (1897). le premier, au lendemain de la guerre de 1870, évoque une rivalité qui tourne au conflit entre deux utopies, celle, démocratique, hygiéniste, humaniste et morale du français Sarrazin, et celle, hégémonique, guerrière, raciste et sans scrupules de l'Allemand Schultze. le second évoque un savant, inventeur d'une arme révolutionnaire, objet d'intérêt de plusieurs gouvernements, et même d'une organisation de pirates. le troisième, enfin, met en chantier l'organisation politique de toute une colonie sur la Terre de Feu.
«
Les 500 millions de la Bégum » est un roman à la fois très connu… et très méconnu. La Bégum, pour commencer, on ne voit pas même un coin de son sari, elle est morte au début du roman et lègue 500 millions d'héritage au docteur Sarrazin, un français, qui décide d'en faire
une ville idéale, France-Ville, qu'il décide d'implanter… aux Etats-Unis, (le patriotisme a ses limites, quand même) Au même moment le docteur Schultze (non, non, pas Papa) conteste l'héritage et finit par en obtenir la moitié, et pour narguer le français, décide de créer la ville de Stahlstadt (la ville de l'acier, mais il se peut
Jules Verne fasse un clin d'oeil à son éditeur Hetzel qui prenait le pseudonyme de
P. J. Stahl pour écrire des romans destinés à la jeunesse, tels que «
Maroussia » ou «
Les Patins d'argent ») Autant France-Ville est une ville agréable, démocratique, ouverte et heureuse, autant Stahlstadt est une ville tournée uniquement vers l'effort militaire, en fait une véritable usine à canons. Un jeune alsacien, Marcel Bruckmann, part enquêter sur les projets mystérieux de cette agressive cité…
On peut avoir plusieurs lectures de ce roman : la première consiste à y voir une oeuvre de propagande revancharde, comme il s'en écoule tant depuis la défaite de 1870. Il est probable que le contexte a certainement joué en ce sens, et la description quasi caricaturale des deux adversaires, et au-delà de ces personnages, des deux nationalités, à grands coups de clichés, nous encline à penser de la sorte. On peut également y voir une course à l'armement, avec toutes les conséquences qui en découlent, en premier lieu l'utilisation de la science à des fins militaires, plutôt qu'au bien-être civil. Les amateurs d'anticipation feront un rapprochement avec les préparatifs de la 1ère guerre mondiale, et mieux encore, verront dans le lancement du super-obus de Stahlstadt vers France-Ville une prémonition des V2 au cours de la 2de guerre mondiale. Enfin, ceux qui s'intéressent à
Jules Verne, l'homme, à travers
Jules Verne, l'écrivain, noteront qu'à partir de cette époque, l'optimisme naturel de l'auteur fera place progressivement à une sorte d'inquiétude, qui, vers la fin de sa vie, tournera carrément au pessimisme.
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Les 500 millions de la Bégum », roman né dans les aciéries et les mines, n'est pas un roman lumineux, même s'il est éclairé par les flammes inquiétantes des fonderies. C'est sans doute parce que quelques décennies en avant, il annonce les dérives du XXème siècle : non seulement la course aux armements que nous avons évoquée, mais encore les idéologies qui prônent l'hégémonie raciale et militaire, et même le système concentrationnaire qui gère la ville de Stahlstadt.
Sans doute un roman où, pour une fois moins scientifique que politique,
Jules Verne se montre visionnaire, mais pas dans le bon sens…
En tous cas un livre à redécouvrir !