Non, vraiment, je ne sais pas pourquoi je m'acharne à relire si souvent "L'Écume des jours", ni pourquoi j'aime encore Duke Ellington... A croire que j'adore souffrir.
A chaque fois pourtant, je pense que c'est la bonne, que je ne pleurerais pas comme si j'avais encore seize ans et un coeur sirupeux de lycéenne.
Qu'après tout, à trente ans passé, je ne devrais plus avoir peur d'un nénuphar ni éprouver tant de compassion douloureuse pour une si mignonne petite souris.
Que quand même, au bout de tant de livres et de films, je devrais en avoir soupé des histoires d'amour à la Chloé et Colin et des inventions poétiques. Quoi? Ne suis-je pas au courant que le pianocktail ne devrait plus m'émerveiller et qu'on a fait mieux depuis?
A chaque fois, donc, je me trompe et quand je me love dans "L'Écume des jours", c'est à chaque fois comme si c'était la première fois et à chaque fois, je suis prise d'une détestation farouche (mais temporaire, heureusement) à l'encontre de Monet et de ses pourtant si beaux nymphéas.
A chaque fois, le même émerveillement. Et les grandes eaux type Versailles saison 1666.
Cela semble fou aujourd'hui de penser que ce roman qui est aujourd'hui un classique n'a eu aucun succès du vivant de Boris
Vian et qu'il a dû attendre les années soixante pour être enfin reconnu... Il faut avouer qu'en 1947, "L'Écume des jours" a dû apparaître au monde d'après guerre comme un objet littéraire bien étrange avec ses néologismes, ses airs de jazz qui l'inondent, ses couples qui expérimentent différentes facettes de l'amour, ses inventions complètement fantaisistes et son monde en forme de conte cruel et poétique.
Les années cinquante n'étaient sans doute pas prêtes... Heureusement, la décennie suivante fit souffler un vent de liberté sur la société et lui apporta le rock, Woodstock, les mini jupes, le psychédélisme et le refus de l'autorité tout en lui enjoignant de faire l'amour plutôt que la guerre. Visionnaire
Vian? Oui, et inspirateur aussi. Sans lui, moi je crois que
Malzieu (l'auteur, pas le chanteur) n'existerait pas où en tout cas pas comme ça.
Sorti enfin des rayonnages oubliés de librairies, "L'Écume des jours" a enfin pu donner sa pleine mesure et elle a fait pousser des fleurs de poésie dans les bibliothèques en même temps qu'elle semait la graine de la contestation. Parce que le roman c'est aussi ça et on l'oublie souvent: un ouvrage engagé qui dénonce les conditions du travail moderne qui réduit le travailleur au rang de machine, l'avidité de l'Eglise et de ses ministres gras, les abus (déjà!) des forces de police.
Et puis oui: un roman d'amour déchirant au sein duquel gravitent trois couples dont un seul est heureux. Pour les deux autres, il y a la folie, la douleur et la maladie surtout. le nénuphar qui brise le coeur malgré les brassées de fleurs pour lesquelles Colin se ruine et qui étouffe la lumière malgré la souris. Contre la mort, même l'amour ne peut rien et l'amour n'est rien qu'un air de jazz évanescent et fragile à la merci des miasmes d'un marécage.
Peut-être bien que je sais, tout compte fait, pourquoi je m'acharne à lire et relire "L'Écume des Jours". Parce qu'au delà de sa tristesse insondable, il recèle aussi tellement de grâce que ce serait criminel de s'en priver, et tant pis pour les torrents de larmes.
C'est bon parfois d'être triste quand c'est dans les livres.