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Critique de Charybde2


Le choc époustouflant d'un mal mythique et de tout l'imaginaire apocalyptique qui peut lui être associé avec les meurtrissures du Chili contemporain : un roman épique et hybride, magnifiquement politique.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/05/04/note-de-lecture-zona-cero-gilberto-villarroel/

Sans préavis, un énorme tremblement de terre secoue la région de Santiago, la capitale du Chili, tandis que le tsunami qui lui est lié dévaste la côte de Valparaiso. Gabriel, journaliste aguerri par des années de couverture des zones de guerre dans le monde, échappe de justesse à la catastrophe aquatique, et tandis que les services privés ou publics s'effondrent autour de lui, parvient à joindre son épouse française, Sabine, architecte designeuse coincée au sommet de la plus haute tour de bureaux de la ville, où elle supervisait les finitions des étages supérieurs avant l'ouverture au public programmée très prochainement : pour sa sécurité, il l'adjure de rester où elle est, et promet de venir la chercher.

Pendant ce temps, le tremblement de terre d'une violence inouïe a exhumé une de ces cryptes souterraines dont l'Église catholique a depuis longtemps le secret (même si c'est le plus souvent sous forme de métaphore). Une étrange créature assoiffée de chair et de sang en émerge sous l'oeil de la dernière caméra de télévision localement active, et une violence indescriptible – pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers du cinéma de fin du monde – se déchaîne dans Santiago.

Ayant réussi à trouver un petit avion de tourisme pour rejoindre Santiago depuis la côte dévastée, Gabriel rencontre en atterrissant Tony Díaz, militaire chevronné des forces spéciales américaines, vieux compagnon de fortune des reportages jadis les plus risqués, qui se trouve là avec sa mini-escouade de durs à cuire, chargée d'aller récupérer une mystérieuse personne très importante, réfugiée dans la cathédrale de la capitale chilienne, tandis qu'une impressionnante chape technologique, appelée « le grille-pain » par ceux qui savent, enveloppe la ville pour y interdire toute entrée ou sortie. Parvenue à sa destination provisoire, la petite troupe découvre là, barricadée face aux hordes déchaînées de créatures qui se sont multipliées comme des petits pains mais qui semblent bien redouter la lumière du soleil fatale pour elles, une petite équipe de mineurs de fond qui menait là sa grève de la faim avant les événements, ainsi que la personne recherchée, un prêtre de très haut rang qui semble en savoir long, comme d'ailleurs Tony Díaz, sur ce qui se passe en ville. Comment maintenant sauver Sabine, et leurs propres peaux, dans ce chaos apocalyptique qu'est devenue la ville ?

Gilberto Villarroel nous avait amplement montré avec son somptueux et sériel détournement romanesque de la figure historique de Lord Cochrane (« Cochrane vs. Cthulhu », « Lord Cochrane vs. l'Ordre des Catacombes », « Lord Cochrane et le Trésor de Selkirk », « Lord Cochrane et les Montagnes hallucinées »), l'authentique capitaine de vaisseau britannique des guerres napoléoniennes devenu un héros national chilien, qu'il maîtrisait comme peu d'auteurs contemporains le télescopage de l'histoire et du mythe aussi bien que l'intertextualité mobilisant des registres de littérature réputés tout à fait disjoints, du savant au populaire, de l'horreur lovecraftienne à la cape et à l'épée magnifiquement complotistes.

Avec ce « Zona Cero », publié en 2024 et traduit la même année par Carole Fillière, toujours chez Aux Forges de Vulcain, il orchestre de main de maître la rencontre apocalyptique d'un mythe mortel né (littérairement) en Transylvanie au XIXème siècle (que vous aurez évidemment reconnu malgré la discrétion volontaire des indices semés ci-dessus), des films d'action et de sauvetage les plus emblématiques (le John Carpenter de « New York 1997 », voire le John McTiernan de « Predator » – et de « Die Hard / Piège de cristal », mais pour d'autres raisons à voir plus bas, ne sont pas si loin) et d'un zoom puissant sur les meurtrissures socio-politiques du Chili contemporain (Jean-Claude Rouquet mentionne très justement Ken Loach) héritées de l'avidité capitaliste permanente et de la longue dictature fasciste imposée par les militaires du général Pinochet de 1973 à 1988, puis à 1998 moyennant quelques maigres ajustements « démocratiques ».

Si on ajoute en prime à tout cela un sens psychogéographique affûté (la ville de Santiago et sa topographie spécifique sont ici presque autant des héros que les protagonistes officiels), un jeu hilarant avec les caractéristiques fictionnelles des immeubles à (très) grande hauteur (« Die Hard » comme « La Tour d'Abraham » de Philip Kerr sont présents en pensée à la lecture), une capacité à actualiser tous azimuts un mythe fondamentalement aristocratique et victorien pour le faire vivre à l'âge du capitalisme tardif mais toujours prédateur (dont Marion Olité nous rappelait récemment certains aspects particulièrement tranchants à propos de « Buffy contre les vampires »), Gilberto Villarroel confirme (très) haut la main sa place au sein d'une confrérie somme toute restreinte réinventant un roman épique, populaire et politique – qui n'est pas seulement italien -, aux côtés des Wu Ming, du si regretté Valerio Evangelisti et de Paco Ignacio Taibo II (on vous parlera prochainement sur ce blog, à ce propos, du « Lénine à Disneyland » de Sébastien Rutès), veine romanesque indispensable à notre époque et dont les éditions Aux Forges de Vulcain s'affirment de facto toujours davantage un notable porte-drapeau (que l'on songe ainsi, par exemple, au « Et j'abattrai l'arrogance des tyrans » de Marie-Fleur Albecker, au « Sorrowland » de Rivers Solomon, ou encore au « La fin du monde est plus compliquée que prévu » de Franck Thomas).
Lien : https://charybde2.wordpress...
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