Nous sommes un lundi, la ville remue derrière son écran de brouillard. Les gens se rendent au travail comme les autres jours, ils prennent le tram, l'autobus, se faufilent vers l'impériale, puis rêvassent dans le grand froid. Mais le 20 février de cette année-là ne fut pas une date comme les autres. Pourtant la plupart passèrent la matinée à bûcher, plongés dans ce grand mensonge décent du travail, avec ces petits gestes où se concentre une vérité muette, convenable, et où toute l'épopée de notre existence se résume en une pantomime diligente.
La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis. (p.23)
Édouard Daladier, à Radio Paris, seize cent quarante huit mètres sur grandes ondes, après quelques notes de musique, raconte. Il a la certitude d'avoir sauvé la paix en Europe, c'est ce qu'il nous dit. Il n'en croit rien. "Ah ! les cons, s'ils savaient !" aurait-il murmuré à sa descente d'avion face à la foule qui l'acclame. Dans ce grand bric-à-brac de misère, où se préparent déjà les pires évènements, un respect mystérieux pour le mensonge domine. Les manœuvres terrassent les faits ; et les déclarations de nos chefs d’État vont être bientôt emportées comme un toit de tôle par un orage de printemps.
Et d'heure en heure, Goering dicte son ordre du jour. Pas à pas. Et dans la brièveté des répliques, on entend le ton impérieux, le mépris. Le côté mafieux de cette affaire saute soudain aux yeux. A peine vingt minutes après la scène que nous venons de lire, Seyss-Inquart rappelle. Goering lui ordonne de retourner voir Miklas et de bien lui faire comprendre que s'il ne le nomme pas chancelier avant dix-neuf heures trente une invasion peut fondre sur l'Autriche. On est bien loin de la gentille conversation entre Goering et Ribbentrop à l'intention des espions anglais, bien loin des libérateurs de l'Autriche. Mais une chose encore doit retenir l'attention ; c'est l'expression qu'emploie Goering, cette menace de fondre sur l'Autriche. On lui colle aussitôt des images terrifiantes. Mais il faut rembobiner le fil pour bien comprendre, il faut oublier ce que l'on croit savoir, il faut oublier la guerre, il faut se défaire des actualités de l'époque, des montages de Goebbels, de toute sa propagande. Il faut se souvenir qu'à cet instant la Blitzkrieg n'est rien. Elle n'est qu'embouteillage de panzers. Elle n'est qu'une gigantesque panne de moteur sur les nationales autrichiennes, elle n'est rien d'autre que la fureur des hommes, un mot venu plus tard comme un coup de poker. Et ce qui étonne dans cette guerre, c'est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s'il ne cède jamais à l'exigence de la justice, s'il ne plie jamais devant le peuple qui s'insurge, plie devant le bluff.
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Dans une lettre à Margarete Steffin, avec une ironie fiévreuse à laquelle le temps et les révélations d’après -guerre donnent quelque chose d’insoutenable, Walter Benjamin raconte que l’on coupa soudain le gaz aux juifs de Vienne; leur consommation entraînait des pertes pour la compagnie.C’est que les plus gros consommateurs étaient précisément ceux qui ne payaient pas leurs factures ajoute-t-il.
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car si la compagnie autrichienne refusait de fournir les Juifs, c’est qu’ils se suicidaient de préférence au gaz et laissaient impayées leurs factures.
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Mais que ce soit une plaisanterie des plus amères ou une réalité, qu’importe ; lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité.
Le temps des mots, compact ou liquide, impénétrable ou touffu, dense, étiré, granuleux, pétrifie les mouvements, méduse
Nous sommes au nirvana de l’industrie et de la finance. Ils sont à présent silencieux, bien sages, un peu cuits d’attendre depuis bientôt vingt minutes ; la fumée de leurs barreaux de chaise leur picore les yeux
rien ici n’a la densité du cauchemar, ni la splendeur de l’effroi
On ne verrait jamais l’ourlet crasseux, la nappe jaunie, le talon de chéquier, la tache de café
Leur mort ne peut s’identifier au récit mystérieux de leurs propres malheurs. On ne peut même pas dire qu’ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n’est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre