Pour commencer, le titre original de ce roman de Walser se traduirait littéralement par « JAKOB VON GUNTEN. Un journal.1909 ». le titre de la traduction française est donc une pure invention, ce qui est problématique. En effet le roman est un journal, sans dates, de Jakob von Gunten, et de plus le fait qu'il soit LE personnage central est à la fois l'enjeu et le problème de ce roman.
L'Institut Benjamenta en tant que tel n'est pas le sujet central du roman, c'est l'outil sur lequel s'appuie Jakob pour exprimer sa problématique existentielle. On peut donc se demander ce qui a traversé l'esprit de
Marthe Robert, la traductrice, ou de l'éditeur d'origine, pour faire ce choix de travestir ainsi ce titre, et malheureusement on peut supposer que ce titre inventé leur ait paru plus vendeur que le titre walserien.
Pourquoi est-il ici question avant tout de Jakob, et pourquoi est-ce l'enjeu problématique du livre ? Parce que le livre tout entier repose sur la question subjective du personnage, pour qui exister est une tension permanente entre s'exprimer, se mettre en avant, vivre, profiter de la vie, (ce qui est supposément son penchant premier de nature), et s'anéantir, s'annihiler, s'humilier, s'effacer, et en définitive, être aussi invisible et utilitaire qu'un objet (ce qui est son impératif catégorique, si j'ose dire).
Jakob est un être qui semble toujours un peu à côté de lui-même. Il parle de ces enjeux, de fierté ou d'humiliation, d'être quelqu'un ou de n'être rien, comme si le sujet dont il était question était un autre. Il y a quelque chose d'
Epictète dans sa distance vis à vis de ce qu'il vit. Et de Bartleby dans sa position d'énonciation, à ceci près que si Bartleby conserve une once d'opposition, ne serait-ce que dans le discours (I would prefer not to), Jakob von Gunten y a totalement renoncé. Il est ainsi dans une adhésion déconcertante avec l'idée d'être voué à l'esclavage et à une forme d'affliction existentielle irrémédiable. Ce que lui veut l'Autre, et ce à quoi il est voué à servir, semble n'avoir aucune limite, psychologique ou physique. Ainsi voit-on de façon répétée des ambiguïtés de conduite à consonance sexuelle de la part de pensionnaires, lointaine, climatique, et on perçoit nettement que la violence, même physique, que l'autre pourrait lui causer (M. Benjamenta au premier chef) n'est vraiment pas loin. Cependant cette violence faite par l'autre reste la plupart du temps allusive. Il y a dans le livre comme un climat, atmosphérique, de violence extrême qui s'exprime en toute civilité, entre gens de bien. Si je devais faire un parallèle avec une coutume médiévale, ce qu'on voit ici est l'envers de l'amour courtois : une forme consentie d'annihilation courtoise.
Il me semble que le roman exprime quelque chose de la position de Walser lui-même : une extériorité à soi-même assortie d'une sorte d'interdiction de vivre, ou de reproche d'exister.
Cependant, c'est peut-être une surinterprétation de ma part, on peut voir, dans cette réduction du sujet humain à une chose supposée consentante à être utilisée, une forme de préfiguration de la façon dont le capitalisme traite l'individu : un objet réduit au silence.
Pour finir, il faut dire que l'écriture est magnifique, à la fois dans son caractère évocateur et son ironie noire. Et qu'on ne peut manquer de reconnaître dans ce livre une influence singulière qui infusera l'oeuvre de
Kafka (dans une modalité subjective plus volontiers en quête d'une issue),
Beckett (dont la subjectivité de certains personnages est vraiment très proche de celle de Jakob), et, plus récemment Ishiguro (dans les Vestiges du jour et le personnage de Stevens).
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