Écrite en 1917, "La Promenade" est à l'origine une commande.
Le texte est repris et allégé en 1920 et intégré à cinq autres textes dans un recueil qui a pour titre « Seeland ».
À côté des nombreuses promenades qui sillonnent l'oeuvre de Robert Walser, il est impossible de ne pas évoquer le grand promeneur qu'il fut. Tout au long de sa vie, jusqu'aux portes de la mort, alors même qu'en ce jour de Noël 1956 il trébuche dans la neige, Robert Walser se promène, s'émerveille, et retient ce qui est beau.
Les lecteurs de Walser le savent, dans toute son oeuvre, la beauté, énoncée en toute simplicité, crève les yeux. Au coeur de « La promenade », cette beauté surgit le plus modestement du monde. On la suit au hasard dans le soleil d'une flaque, puis la voyons se fondre à la tombée du jour, comme le précieux sable qui glisse, avec un art unique de la digression.
C'est ce glissement permanent de l'espace et du temps qu'on retrouve à chaque instant dans cette prose instinctive, qui a l'art de tout englober dans le même sablier, sans cérémonie, sans jugement, au bas des hiérarchies. La fleur la plus banale a droit à une étude, les ruisseaux aussi bien que l'étendue des lacs jouissent d'une même attention.
« le malheur a ceci de bon qu'il nous ramène aux choses simples », disait Robert Walser.
En 1933, interné à la clinique psychiatrique de Herisau, tandis qu'il se retire dans un silence de vingt-trois ans, le voilà simplement, pliant et dépliant du papier, du carton, le plus sagement du monde, avec le même sérieux que n'importe quel homme simple qui n'aurait rien connu que cette humble existence, sans regret ni mépris, presque avec dévotion.
À cette obéissance prônée comme art de vivre dans L'Institut Benjamenta ou dans L'Homme à tout faire (également paru sous le titre « le commis »), Walser ne dément pas sa totale soumission, et chemine sans bruit jusqu'à son effacement.
« La promenade » resplendit d'une même simplicité, d'une même grâce inimitable. En nous émerveillant de ses propres visions, les ayant par ailleurs crayonnées par centaines sur un nombre colossal de brouillons, Robert Walser, qui, à notre grande stupeur, jugeait que le roman était « trop grand » pour lui, façonnait humblement, dans le plus grand isolement, ses éblouissantes miniatures.
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Voici une bien étrange lecture. Le protagoniste sort de chez lui un matin pour accomplir une promenade et y passe la journée, nous décrivant ce qu'il voit, qui il rencontre, ce qu'il ressent. Le tout sur un ton détaché et enjoué, comme si de rien n'était.
Je me suis souvenue alors que si je lisais ce court roman, c'est parce que Vila-Matas que j'affectionne, n'arrête pas de citer Walser dans ses livres, cet auteur qui s'est fait volontairement enfermé dans un asile de fous à la fin de sa vie, et que Vila-Matas le considère comme un des plus grands shandéens. Et là, tout s'éclaire. C'est évident. Cette promenade nous est narrée sur le ton et en la forme des digressions de Tristram Shandy, le personnage central de Lawrence Sterne, dont l'œuvre étonnante est peu connue chez nous, à tort.
Ce petit livre se lit ainsi comme une courte divagation imaginaire, légère et sémillante. Mais à replacer dans son contexte pour en apprécier toute la saveur.
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(...) je voudrais proclamer que je considère la nature et la vie humaine comme une enfilade, tout aussi bien grave que séduisante, d'emprunts successifs; et cela me semble être un phénomène dont je crois qu'il est beau et bénéfique.
Je suis fort conscient qu'en bien des endroits il existe des gobeurs de nouveautés, avides de sensations, que de multiples stimulations ont pervertis et qui sont malheureux s'ils ne peuvent, à chaque minute ou presque, satisfaire leur concupiscence de jouissances jamais vues.
Dans l'ensemble, le besoin permanent de goûter à des choses toujours complètement nouvelles et d'en jouir me paraît dénoter la mesquinerie, le manque de vie intérieure, la coupure d'avec la vraie nature, et un intellect médiocre ou défectueux. Ce sont les petits enfants, à qui sans cesse il faut montrer quelque chose d'autre et de nouveau, n'importe quoi, pour qu'ils ne soient pas mécontents. L'écrivain sérieux ne saurait en aucune façon se sentir la vocation d'accumuler la matière, d'être le serviteur empressé d'une avidité inquiète; en bonne logique, il ne redoute absolument pas quelques répétitions, quoique naturellement il s'efforce toujours avec diligence de pallier attentivement les ressemblances fréquentes.
Les plumes, les rubans, les fleurs et fruits artificiels, sur ces drôles de chapeaux jolis, étaient pour moi presque aussi attirants que la douillette nature elle-même, qui encadrait gentiment de sa verdure et de ses autres couleurs chaudes les couleurs artificielles et les formes sorties de l'imagination, comme si cette boutique de modiste n'avait été qu'un ravissant tableau.
Monsieur et très respectable correspondant,
En m'adressant à vous en ces termes insolites, je pense vous donner la certitude que l'expéditeur de ces lignes n'éprouve à votre égard qu'une parfaite froideur. Je sais que vous et vos semblables n'ont à attendre de moi nul respect, et ce parce que vous et vos semblables ont d'eux-mêmes une trop haute opinion pour avoir, pour les choses et les gens, un vrai regard ni le moindre égard [...]
Pardonnez-moi si je me permets de considérer que vous êtes foncièrement faible, et, avec l'assurance sincère qu'à l'avenir je jugerai opportun d'entretenir avec vous les relations les moins étroites possibles, veuillez agréer la quantité malgré tout exigible et le degré absolument fixé de respect de la part de quelqu'un qui connut la faveur insigne et eut le plaisir à vrai dire modéré de faire votre connaissance.
Les notes retentissaient comme le bonheur lui-même, le jeune et innocent bonheur de vivre et d'aimer ; elles s'élançaient, comme des figures d'anges aux ailes allègres immaculées comme la neige, vers le ciel bleu, d'où elles paraissaient ensuite retomber pour mourir en souriant. Cela ressemblait à une mort de chagrin, à une mort causée peut-être par une joie trop grande, à un excès de bonheur dans l'amour et la vie, à une impossibilité de vivre à force de se représenter la vie avec trop de richesse, de beauté et de délicatesse, si bien qu'en quelque sorte l'idée subtile et débordante d'amour et de bonheur qui venait envahir l'existence avec exubérance semblait trébucher, basculer et s'effondrer sur elle-même.
Les enfants sont célestes parce qu'ils sont toujours comme dans une sorte de ciel. Quand ils grandissent, le ciel se dérobe à eux. Ils se retrouvent alors comme s'ils étaient tombés de l'enfance pour attérir dans la condition sèche, fastidieuse et calculatrice des adultes, et dans leurs idées utilitaires et extrêmement convenables. (p. 28)
Marion Graf présente le premier roman de Thilo Krause, "Presque étranger pourtant", qu'elle a traduit de l'allemand. Parution le 6 janvier 2022.
Un homme hanté par son enfance rentre au pays. Il y retrouve ses souvenirs intacts, les meilleurs comme les pires. Les allées de pommiers. le ciel immense. Les falaises de grès. Et Vito, l'ami d'enfance qui fut, dans un système asphyxiant, son compagnon d'apesanteur. Mais avec lui ressurgit le spectre de l'accident originel. Bientôt, la présence aimante de sa femme et de sa petite fille ne suffit plus à chasser le vertige. Des néo-nazis rôdent, une sourde menace plane, diffuse mais persistante. La nature échappe, se déchaîne. Quelle force pourra lever la chape de silence et d'hostilité ? le suspense subtil de ce roman place le lecteur au plus près du narrateur.
Thilo Krause est né à Dresde, en ex-Allemagne de l'Est, en 1977. Il est l'auteur de trois recueils de poèmes, tous primés. Presque étranger pourtant est son premier roman, lauréat du prix Robert Walser. Thilo Krause a l'art de traduire physiquement les émotions avec une précision et des images à couper le souffle.
https://editionszoe.ch/livre/presque-etranger-pourtant
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